16 D’après © Centre Cournot PAROLED’EXPERT Les dérives de la finance mondiale Alors que la Grèce fait face à une dette nationale qui la menace de faillite, la crise économique mondiale semble plus que jamais d’actualité. Rappelons qu’elle avait démarré aux États-Unis en 2007 à cause de prêts hypothécaires sur l’immobilier, les fameux subprimes. En quoi cette crise est-elle différente des précédentes ? André Orléan : Les crises financières sont d’ordinaire localisées alors que la crise actuelle a touché l’ensemble des pays et des secteurs. C’est une conséquence directe de la mondialisation financière. Les titres immobiliers états-uniens se retrouvent dans le portefeuille de toutes les grandes institutions financières du monde. Celles-ci ont donc été affectées quand les prix de l’immobilier se sont mis à baisser. Il y a aussi une raison structurelle : le système financier est de plus en plus intégré. Cela signifie que ses différents acteurs, en premier lieu les banques, sont présents dans tous les secteurs : l’immobilier, les prêts à court terme, à long terme, les prêts aux entreprises, etc. Très homogènes, ces acteurs ont à peu près tous fait les mêmes choix et acheté les mêmes produits (actions, obligations, etc.). Or, comme l’a montré Darwin, l’absence de diversité rend une espèce très vulnérable face à une même menace. Les cinq banques d’investissement états-uniennes ont ainsi toutes disparu, par faillite, rachat ou reconversion. Cette homogénéisation est une conséquence directe de la concurrence financière dans un monde dérégulé : en l’absence de contraintes spécifiques, chaque Le journal du CNRS n°246-247 juillet-août 2010 André Orléan, directeur de recherche CNRS au sein de l’unité Paris-Jourdan Sciences économiques 1 et membre du Conseil scientifique de l’Autorité des marchés financiers (AMF) « L’erreur a été de transposer la loi de l’offre et de la demande aux marchés financiers. » banque imite ses concurrents pour ne pas être distancée dans la course au profit. Pourquoi le système financier était-il moins intégré auparavant ? A. O. : Avant les années 1980, le système financier était beaucoup plus segmenté et contrôlé. Pour partie, c’était une conséquence de la crise de 1929 qui avait montré la dangerosité du laisser-faire. Aux États-Unis, par exemple, les banques d’affaires étaient séparées des banques de dépôt, en vertu du Glass-Steagall Act (1933), afin d’éviter de propager les crises des premières aux secondes. Et en Europe, en France notamment, il existait un fort cloisonnement : il y avait les banques agricoles, les banques immobilières, etc. Par ailleurs, divers taux d’intérêt étaient directement administrés par la puissance publique. Ce cadre réglementaire a progressivement été démantelé à partir du début des années 1980 au profit d’une politique libérale. Celle-ci était fondée sur les vertus supposées de la concurrence que l’on pensait stabilisante pour le système financier. Je pense que cette analyse est erronée. Pourquoi le libéralisme des marchés financiers serait-il une erreur ? A. O. : Selon les idées libérales, la concurrence permet l’autorégulation des marchés. Quand le prix d’un bien augmente, spontanément, sa demande diminue, ce qui a pour effet de freiner l’augmentation du prix et de le ramener à sa valeur d’équilibre. C’est ce qu’on nomme la loi de l’offre et de la demande. Elle marche très bien pour les biens ordinaires. Si une pomme devient trop chère, vous achèterez une orange. C’est dans votre intérêt. Pas besoin d’intervention de l’État, le système s’autorégule. L’erreur a été de transposer cette analyse aux marchés financiers. Le problème est que, dans leur cas, une augmentation du prix des titres peut produire une augmentation de la demande ! Cela peut en effet attirer de nouveaux acheteurs qui font la supposition que le prix va continuer à croître et que cela leur apporterait d’importants profits en cas de revente. On note bien ici la différence avec les biens ordinaires achetés pour être consommés et non en vue d’une revente. En définitive, ce processus spéculatif peut conduire à des prix très hauts, ce qu’on appelle une bulle, ou inversement à des prix très bas, ce qu’on nomme un krach. Cet automne, les banques qui ont survécu à la crise se sont rassemblées pour former des établissements encore plus grands. N’est-ce pas pire encore ? A. O. : Tout à fait. Ces banques sont dites Too big to fail, trop grosses pour faire faillite, car cette faillite emporterait toute l’économie avec elle. Cela signifie qu’aucun État ne peut se permettre de les laisser sombrer en cas de crise et donc on les renfloue. En revanche, lorsqu’elles font des profits, elles les conservent. Cette situation est inacceptable, car elle pousse ces institutions à prendre de gros risques pour gonfler leurs profits, sachant qu’en cas de crise le contribuable viendra à leur rescousse. Il y a là une anomalie monumentale reconnue par tous les économistes. Les débats autour de la régulation financière tentent de trouver une réponse à ce phénomène via l’augmentation des fonds propres des banques qui permettrait une meilleure résistance aux chocs. Il me semble que le démantèlement pur et simple de ces conglomérats géants mériterait d’être considéré avec plus de faveur. Propos recueillis par Charline Zeitoun 1. Unité CNRS/EHESS Paris/ENS Paris/ENPCP/Inra. CONTACT ➔ André Orléan Paris-Jourdan Sciences économiques, Paris orlean@pse.ens.fr |