8 VIEDESLABOS Actualités CLIMATOLOGIE Quand les eaux se sont mises à monter En analysant des fossiles de coraux issus des récifs de Tahiti, des chercheurs ont reconstitué les grandes évolutions du niveau de la mer survenues il y a environ 10000 ans. Des données précieuses à plus d’un titre. Carotte après carotte, modèle après modèle, les grands évènements climatiques du passé se dévoilent peu à peu. Dernière avancée en date, due à une équipe du Centre européen de recherche et d’enseignement sur les géosciences de l’environnement (Cerege) 1 : la reconstitution des variations du niveau de la mer au cours de la dernière déglaciation. Ces variations nous donnent une image précise du passage de l’ère glaciaire à l’holocène, la période douce dont nous bénéficions depuis quelque 10000 ans. Les chercheurs ont pu montrer qu’il existe une étroite corrélation entre le changement climatique survenu à cette époque et la vitesse de variation du niveau de l’océan. Pour mener à bien ce travail d’historiens du climat, les chercheurs ont utilisé des carottes prélevées dans les récifs de Tahiti. « Il n’y a pas d’autre site dans le Pacifique qui permette d’obtenir une série de données de cette qualité », affirme Édouard Bard, qui a dirigé cette étude publiée dans la revue Science du 5 mars 2010. Afin de suivre les variations du niveau de la mer, les chercheurs ont daté des échantillons de fossiles de coraux qui se développent très près de la surface. Pour cela, ils ont mesuré la proportion de certains isotopes d’uranium et de thorium, méthode d’une précision redoutable mise au point au Cerege. « Nous nous sommes focalisés sur une période au cœur de la dernière déglaciation : entre –14000 et –9000 ans, explique Édouard Bard. Durant cette période la température globale de la Terre est montée de 3 °C et la teneur atmosphérique en gaz à effet de serre a augmenté de 15%. » C’est pendant cet intervalle de temps qu’a disparu l’essentiel des grandes calottes glaciaires qui recouvraient une bonne partie de l’Europe et de l’Amérique du Le journal du CNRS n°244 mai 2010 Nord. En cinq mille ans, l’équivalent de presque toute la glace de l’Antarctique actuel est venu alimenter les océans. Résultat : le niveau de la mer est remonté de plus de 50 mètres au rythme moyen d’un centimètre par an, soit le triple de ce qu’on observe actuellement. Mais cette déglaciation ne s’est pas faite sans accroc. Les coraux de Tahiti ont gardé la trace des violents évènements qui ont ponctué cette période. Le plus spectaculaire est sans doute celui que les paléoclimatologues nomment le Dryas récent, survenu il y a douze mille ans. Cette période qui a duré un peu plus de mille ans a été marquée par un brutal refroidissement. Les températures de l’Europe ont baissé d’environ 5 °C en quelques décennies, et celles du Groenland ont chuté d’environ 15 °C. Un véritable retour à l’ère glaciaire dont les causes sont encore très débattues. « Malgré la grande inertie des variations du niveau de l’océan, les coraux de Tahiti montrent qu’il y a eu un ralentissement de la montée des eaux durant le Dryas récent, ce qui prouve qu’il a eu un très gros impact sur les calottes glaciaires. » Connaître la chronologie exacte de la montée de l’océan est fondamental pour aborder de nombreuses questions. Par exemple, elle permet de déterminer à quel moment le détroit de Béring s’est ouvert, mettant fin au peuplement de l’Amérique à partir de l’Asie, ou encore, à quel moment la mer Noire et le golfe Persique ont été envahis par les eaux, évènements qui sont peut-être à l’origine des mythes du Déluge. « Nos données offrent une courbe précise du niveau de la mer à ces époques et pourront être consultées par les chercheurs qui s’intéressent à ces questions », affirme Édouard Bard. Autre retombée de ces travaux : permettre de Les coraux de Tahiti, témoins fidèles de la montée des océans lors de la dernière déglaciation. mieux évaluer le « rebond isostatique postglaciaire », c’est-à-dire la lente déformation de la Terre qui survient lorsqu’elle se retrouve libérée des glaces qui lui faisaient une sorte de corset. Une information fondamentale pour bien corriger les données des satellites qui mesurent le niveau de la mer et les masses des calottes glaciaires et de l’océan. Ces travaux devraient par ailleurs déboucher sur une amélioration des modèles du changement climatique en cours. En effet, connaître l’évolution du niveau de la mer permettra de mieux modéliser comment les grandes calottes glaciaires ont disparu. Ceci aidera à mieux comprendre la dynamique des calottes arctique et antarctique actuelles. Et ce n’est pas tout. En ce moment, plusieurs équipes cherchent à calculer la corrélation qui lie le réchauffement climatique et la vitesse de remontée du niveau marin. Ceci afin de mieux anticiper les conséquences de ce réchauffement. Mais une fois qu’une corrélation est suggérée, il faut pouvoir tester sa solidité. Et c’est là que les coraux de Tahiti entrent à nouveau en jeu. « Ces corrélations pourront être testées sur des périodes de temps très longues en utilisant nos données. Ceci permettra de faire des projections plus précises sur la période à venir », conclut Édouard Bard. Sebastián Escalón 1. Unité CNRS/IRD/Université Aix-Marseille/Collège de France. CONTACT ➔ Édouard Bard Centre européen de recherche et d’enseignement sur les géosciences de l’environnement, Aix-en-Provence bard@cerege.fr © J. Orempüller/IRD |