6 VIEDESLABOS Reportage LINGUISTIQUE Du geste à la parole Au Laboratoire parole et langage 1 d’Aix-en-Provence la multidisciplinarité n’est pas un vain mot. Cette diversité permet de mener des recherches aussi innovantes qu’ambitieuses pour décrypter la parole sous toutes ses formes. Il faut quelques minutes pour s’habituer au silence étouffant de la chambre sourde. Pas très à l’aise, les langues d’Armelle et Christine se délient petit à petit, puis la conversation devient plus naturelle. Elles jouent les cobayes pour le Laboratoire parole et langage (LPL) d’Aix-en-Provence. Leur dialogue est filmé et enregistré pendant une heure. « Nous avons déjà tourné huit heures de vidéo. Cet ensemble de données, ou corpus, nous permet d’étudier les différents moyens de communiquer », explique Roxane Bertrand. La linguiste et ses collègues s’intéressent aux sons (ou phonèmes), aux mots, aux intonations, aux gestes, aux mimiques, mais aussi aux interactions entre ces modes de communication. Bref, ce corpus rassemble de quoi satisfaire toutes les spécialités de la linguistique. Une particularité à l’image de ce laboratoire car le LPL, créé en 1972, est éminemment multidisciplinaire. Les sciences du langage y sont étudiées en abordant tous les champs de la linguistique : phonétique (sons), prosodie (rythme et intonation), morphologie (forme des mots), syntaxe (structure des phrases), sémantique (sens des mots et des énoncés), pragmatique (étude dans un contexte), mais également d’autres disciplines comme la psychologie, les neurosciences, la médecine, l’acoustique ou l’informatique. En tout, 86 membres permanents et quelque 80 doctorants en font l’un des plus gros laboratoires d’Europe dans son domaine. « Ici, nous avons la chance de tous partager un projet scientifique commun, la compréhension des mécanismes de production et de perception du langage et de la parole, mais aussi une approche scientifique : la linguistique expérimentale », souligne Philippe Blache, directeur du LPL. ET LA LANGUE REPREND VIE Ainsi, depuis quelques années, les scientifiques étudient des conversations spontanées plutôt que des phrases ou des mots lus, comme ce fut longtemps l’usage. Pour le directeur, « la linguistique est une discipline relativement jeune et cette nouvelle approche, à la fois plus expérimentale et plus ancrée dans le réel, est un signe de maturité. » D’où les enregistrements audio et vidéo permettant de créer des corpus qui constituent véritablement le banc d’expérimentation du linguiste. L’un d’entre eux, le CID – pour Corpus of Interactional Data Le journal du CNRS n°242 mars 2010 [corpus de données interactionnelles, NDLR]– est un projet particulièrement important. L’objectif est de rendre compte de tous les modes de communication à l’œuvre dans une conversation. Par exemple, Roxane Bertrand observe sur la vidéo comment, après une pause, Armelle et Christine reprennent la parole exactement au même moment, « un peu comme si un silence ne pouvait pas se prolonger au-delà d’un laps de temps qui serait le même pour tout le monde. » L’étude du CID devrait permettre de déterminer les principes sous-jacents qui régissent les conversations afin d’identifier les codes de communication communs à chacun de nous, non seulement pour mieux les comprendre… mais aussi pour développer par exemple des systèmes de dialogue entre un homme et un avatar dans un environnement de réalité virtuelle. Selon la chercheuse, « la prise en compte de tous les modes de communication est au centre de l’analyse linguistique moderne. » Elle indique comment se combinent les différentes ressources dont disposent les locuteurs pour construire et véhiculer du sens. « Par exemple, l’acquiescement que vous faites quand vous m’écoutez est ce qu’on appelle un back-channel. En réalité, c’est moi qui le provoque en ajustant le ton de ma voix de telle sorte que vous ne m’interrompiez pas tout en m’assurant que vous suivez bien ce que je vous dis. » Mais pour l’heure, ce CID n’est pas simple à réaliser. La première difficulté est l’élaboration d’une représentation de l’information commune à tous les champs de la linguistique. Concrètement, les Le dialogue est enregistré en chambre sourde pour éviter tout bruit parasite. Le but : étudier comment intonation, parole et gestuelle s’associent pour produire du sens. Dans le bruit, nous comprenons mieux notre interlocuteur si nous le voyons. Ici on modélise un visage pour analyser ce type de phénomènes. © Photos : Kaksonen/CNRS Photothèque |