38 GUIDE Livres 3 questions à… Alain Ehrenberg La société du malaise Alain Ehrenberg, éd. Odile Jacob, janvier 2010, 440 p. – 23,90 € Directeur de recherche au CNRS, Alain Ehrenberg est sociologue, membre du Centre de recherche Médecine, sciences, santé, santé mentale et société (CNRS/EHESS/Université Paris-Descartes/Inserm). En droit fil de vos travaux qui portent essentiellement sur le rapport entre individu et société, vous proposez ici un dossier où vous tentez d’élucider le malaise qui hante la société française. Où se situe-t-il ? Il y a, en France, un consensus sur le fait que le lien social s’affaiblit et, qu’en conséquence, l’individu est surchargé de responsabilités, d’épreuves pour gérer sa vie… De là, une souffrance psychique de masse et une multiplication de techniques (pharmacologiques, spiritualistes…) qui la prennent en charge. Cette préoccupation pour la souffrance psychique et la généralisation des valeurs de l’autonomie alimentent l’idée que nos sociétés font face à un triple processus de désinstitutionalisation, de psychologisation et de privatisation. Toutes ces « -isations » nous disent : « la vraie société, c’était Le climat change… et la société ? Florence Rudolf, éd. La Ville brûle, coll. « Engagé-e-s », décembre 2009, 144 p. – 13 € Le risque climatique n’est plus uniquement une question de sciences. Il est devenu une question sociale majeure. Cet ouvrage propose une approche élargie du changement climatique en expliquant les processus tout aussi complexes par lesquels les sociétés appréhendent un problème de cette envergure et se préparent à y faire face. Une approche originale où le lecteur est invité à décrypter un autre écosystème, celui des mécanismes et engrenages sociétaux : fabrique d’un fait social, d’une « cause », émergence des responsabilités, résistances, voies de l’information… Le journal du CNRS n°242 mars 2010 avant ». Les souffrances seraient causées par la disparition de cette « vraie société » celle où il y avait de « vrais emplois », de « vraies familles », une « vraie école », de « vraies institutions ». Une société où l’on était dominé mais protégé. Et il est là, le malaise. Ce que je reproche à cette sociologie, qu’elle soit formulée par des psychanalystes, des neuroscientifiques, des philosophes ou des sociologues, c’est qu’elle est individualiste au sens où elle est prisonnière du grand problème qui condamne l’individualisme à la confusion : l’opposition entre l’individu et la société. Cela s’insère dans l’histoire d’une équation récurrente depuis deux siècles en France : « montée de l’individualisme = déclin de la société ». En fait, il faut, à la fois intégrer cette crainte de la déliaison sociale, qui est un trait de nos sociétés, et la contester comme sociologie. C’est ce que j’ai tenté dans ce livre en comparant les récits américains et français sur le thème de la déliaison sociale. Quelle est votre hypothèse ? Mon hypothèse est que nous assistons à un changement de statut social de la souffrance psychique. Auparavant, elle était une raison de se soigner. Aujourd’hui, elle est une raison d’agir sur des relations sociales perturbées. De la psychiatrie à la santé mentale, les pathologies sont devenues des affections sociales, c’est-à-dire des affections individuelles qui trouvent une signification dans des désordres du groupe (ceux de la pauvreté, de l’entreprise…). Cela permet une expression socialement réglée de la plainte. L’enchevêtrement des questions mentales et des questions sociales montre que la santé mentale est devenue bien plus qu’une exigence de santé : elle est un langage de l’infortune où s’expriment, désormais, de nombreux conflits et tensions de la vie en société (le stress au travail, par exemple). Les places et les chances Repenser la justice sociale Nos lendemains ne sont pas forcément sombres ? Je pense que nous ne sommes pas condamnés aux « grands souvenirs », à ce que Marx a appelé « le culte réactionnaire du passé ». Je crois que nos sociétés sont confrontées non pas à un affaiblissement du lien social mais à des problèmes de cohésion sociale résultant de la perte d’efficacité des systèmes de protection et de lutte contre les inégalités instaurées au cours du XX e siècle. Le rappel rituel du « déclin du vivre ensemble » qui, d’ailleurs, dénote un manque d’attention à la délicatesse de la vie sociale, entretient la confusion. À travers cette psychologisation, nous assistons à l’instauration de pratiques visant à développer des capacités à être l’agent de son propre changement. Une multitude d’initiatives (dans la « clinique psychosociale », par exemple) se sont développées en ce sens mais sont insuffisamment prises en compte. En France, nous sommes un peu trop soucieux de l’autorité des institutions et pas assez de la confiance des individus en eux-mêmes – surtout de ceux qui subissent les inégalités sociales. Le point névralgique du malaise est là. Propos recueillis par A.L. François Dubet, éd. Seuil, coll. « La République des idées », février 2010, 128 p. – 11,50 € François Dubet va, ici, à l’encontre de l’air du temps. Comparant deux manières de penser la justice sociale – l’une, prônant l’égalité des places (réduction des inégalités entre les différentes positions sociales), l’autre, l’égalité des chances (permettre à tout individu d’atteindre les meilleures positions au terme d’une compétition équitable) –, il plaide radicalement en faveur de l’égalité des places. Parce que celle-ci évite la compétition anxiogène de la chance, d’abord et parce qu’elle est, au final, en mesure de réaliser l’égalité des chances dans la mesure où « la fluidité sociale est d’autant plus grande que la distance entre les places est resserrée ». Plaidoyer pour un renouvellement de l’État-providence et des politiques sociales. |