26 > L’ENQUÊTE quand l’autre est suspecté d’être un risque pour soi. D’autant plus que la stigmatisation perdure parfois bien au-delà de la maladie. Les malades guéris d’un cancer ou d’une leucémie ont peu de chances d’obtenir un crédit logement. Les diabétiques et les hypertendus ne payent pas les mêmes polices d’assurance que les bien portants. « Il y a des questions éthiques à débattre d’urgence pour résoudre ce risque inégalitaire », prévient Yannick Jaffré. Alors, malade un jour, malade toujours ? « Tout dépend de la force et de la persistance du tabou lié à la maladie, décrypte Sylvie Fainzang. Avant, le mot cancer était passé sous silence car connoté « maladie mortelle ». Aujourd’hui, il est plus facilement prononcé car la maladie est davantage identifiée comme chronique. En revanche, le mot métastases sera tu, car celles-ci impliquent une évolution défavorable de la maladie. » Autre tabou à avoir sauté récemment, la remise en cause de la parole du médecin. « Avant, le savoir était l’exclusivité du médecin, mais depuis les années quatre-vingt, notamment grâce aux associations de malades du sida, les malades sont devenus « experts d’expérience », décrypte Céline Lefève. Ils en connaissent beaucoup sur la gestion des symptômes et des traitements et ne se conforment plus passivement aux prescriptions médicales », quitte à devenir acteurs de leur propre guérison. Camille Lamotte 1. Unité CNRS/Inserm/Université Paris-V/EHESS. 2. Unité CNRS/Université Paris-VII/Université Paris-I. 3. Unité CNRS/Université Aix-Marseille-II/EFS Alpes- Méditerrannée. CONTACTS ➔ Sylvie Fainzang sylvie.fainzang@orange.fr ➔ Yannick Jaffré yannick.jaffre@univmed.fr ➔ Céline Lefève celine.lefeve@noos.fr SUICIDE : L’ULTIME TABOU Se donner la mort est mal perçu dans nos sociétés. L’acte véhicule une forte valeur négative et est considéré comme une erreur, un gaspillage, un drame, parfois une lâcheté et même un péché. Pourquoi une telle réprobation ? D’abord, parce que le suicide subit un interdit très fort dans la plupart des religions. Par son geste, le suicidé s’oppose à la justice divine… et à la justice des hommes. La société ne s’y est d’ailleurs pas trompée : malgré la fin de l’emprise religieuse, le suicide reste un tabou prégnant, une menace Le journal du CNRS n°242 mars 2010 © Bridgeman Giraudon, Paris pour son organisation : même en démocratie, un citoyen ne s’appartient pas vraiment. Son suicide est vécu comme un gâchis pour la communauté dans laquelle il doit s’impliquer, pour sa construction ou sa défense. Mais le suicide n’a pas toujours été rejeté. Les premières grandes civilisations de Chine et d’Égypte pratiquèrent de nombreux suicides d’accompagnement, un rituel où la loyauté érigée en convenance sociale obligeait les esclaves, fidèles compagnons et épouses, à suivre le Les traditions évoluent Ce marbre romain du I er siècle av. J.-C. représente un Gaulois se suicidant après avoir tué sa femme. défunt dans l’au-delà pour continuer de l’y servir. Les traditions japonaise et romaine voyaient dans le suicide un acte positif dès lors que l’acte était mû par une notion de sacrifice ou d’honneur. Une fidélité sans faille à la mort d’un supérieur ou un acte philosophique pour échapper à un tyran. « Mais ces morts sont davantage dictées par les codes et rituels de la société dans laquelle le suicidé évolue, que par des motifs personnels indépendants comme le désespoir », considère Charles Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. » Cette célèbre citation de Jean Cocteau contient à elle seule deux des questions les plus épineuses auxquelles ont dû faire face les mortels : que faire du corps du défunt et comment accepter sa mort, lui rendre hommage ? Dans nos sociétés modernes, « concernant la mort, seul un tabou premier et essentiel demeure encore immuable : celui de la putréfaction, estime Henri Duday, paléoanthropologue et directeur de recherche CNRS au laboratoire « De la préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie » 1. On continue d’enterrer ou de réduire le corps en cendres, mais jamais on ne laisse un défunt pourrir sans protection. » Même pendant les périodes de morts massives, pandémies ou grandes catastrophes, il y a malgré tout une tombe, commune et sans épitaphe. « Car l’inhumation fournit aussi une légitimité à occuper un territoire, indique le chercheur. Elle fonde la propriété, celle de la terre des ancêtres. » Violer une tombe devient alors de fait sacrilège. Un véritable acte de guerre. « À Carcassonne, on a retrouvé un dolmen qui servait de sépulture à la fin du néolithique, poursuit-il. À cette même époque, des hommes avaient « vidangé » de façon brutale les restes humains dont certains encore en décomposition, MacDonald, directeur de recherche émérite CNRS, à l’unité d’Anthropologie bioculturelle 1. En réalité, aucune société n’encourage ce dernier type de suicide. Sans doute parce que, radicalement contraire aux règles de la vie en commun, la tolérance au suicide remet en cause l’organisation sociale et la survie même des autres. On préfère alors l’entourer de silence, pour protéger le groupe de la contagion.C.L. 1. Unité CNRS/Université Aix-Marseille-II. |