CNRS Le Journal n°242 mars 2010
CNRS Le Journal n°242 mars 2010
  • Prix facial : gratuit

  • Parution : n°242 de mars 2010

  • Périodicité : trimestriel

  • Editeur : CNRS

  • Format : (215 x 280) mm

  • Nombre de pages : 44

  • Taille du fichier PDF : 2,9 Mo

  • Dans ce numéro : Ce que révèlent nos tabous

  • Prix de vente (PDF) : gratuit

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22 > ©.l Giannoni et S. Bourget L’ENQUÊTE EXPOSITION DIVINE ORGIE Là une femme pratiquant une fellation, ici un squelette se masturbant, là encore un homme sodomisant une femme-animal. Les céramiques présentées par le musée du quai Branly dans l’exposition « Sexe, mort et sacrifice dans la religion Mochica » pourraient facilement heurter notre pudeur occidentale. Mais ne nous fions pas aux apparences, il ne s’agit pas de pornographie. « L’imagerie sexuelle des Mochica – dont la civilisation s’est épanouie sur la côte nord du Pérou entre le I er et le VIII e siècle de notre ère – était en fait une vaste métaphore religieuse, explique Anne- Christine Taylor, directrice du département recherche du musée et conseillère scientifique de l’exposition. Il s’agissait d’un code figurant les échanges entre tous les habitants du cosmos, humains ou divins, et non pas d’une description du sexe que pratiquaient les Mochica au quotidien. » Pour preuve : tous ces objets ont été mis au jour dans des tombes et mettent principalement en scène des actes sexuels entre des humains et des êtres surnaturels. L’archéologue canadien SteveBourget, commissaire de l’exposition, a étudié toutes ces céramiques d’une qualité exceptionnelle et très bien conservées. Il en a fourni une interprétation détaillée. La perpétuation du pouvoir s’avérait très importante pour les Mochica. Lorsque le seigneur décédait, il entamait un voyage dans l’au-delà, ponctué de transformations que les représentations sexuelles symbolisent. D’abord un séjour dans le monde des morts, figuré par des actes non reproducteurs comme la masturbation, la fellation ou la sodomie, avec des êtres squelettes ou des êtres animaux. Puis le passage dans le monde des ancêtres, où le seigneur récupérait son pouvoir. Une régénération symbolisée par des actes sexuels procréatifs, notamment des coïts vaginaux entre des femmes et « Visage ridé », l’être surnaturel régnant sur le monde des ancêtres. Ce n’est qu’après ce cycle funéraire que le nouveau seigneur pouvait prendre le pouvoir. « Cette interprétation religieuse des céramiques a permis de les voir autrement et de les présenter au public », indique Anne-Christine Taylor. Car pendant des années, elles furent reléguées aux « enfers » des musées, là où sont stockées les pièces jugées trop scandaleuses. Reste cependant une inconnue : personne ne sait jusqu’à quel point ces actes sexuels étaient mis en pratique lors des rituels funéraires. F. D. ➔ « Sexe, mort et sacrifice dans la religion Mochica », du 16 mars au 30 mai 2010, musée du quai Branly, Paris. www.quaibranly.fr Le journal du CNRS n°242 mars 2010 Céramique mochica symbolisant le passage dans le monde des morts. © Musée du quai Branly Modèles en tout genre Sur la photo, posent le père, la mère et les enfants. Une gentille petite famille banale, comme on la connaît en Europe et dans le reste du monde occidental. Bien ancré dans nos représentations, ce modèle, dit nucléaire, n’a pourtant rien de naturel ni d’unique, comme ne cessent de le montrer les travaux des anthropologues. Les 10 000 sociétés qui peuplent la Terre ont en effet construit des structures familiales et des structures de parenté différentes, avec parfois des similitudes. « L’important, ce n’est pas le nombre de sociétés qui pratiquent tel ou tel modèle », indique Laurent Barry, ethnologue au Laboratoire d’anthropologie sociale 1, « mais que l’homme ait pu les inventer ou non ». Voici un petit tour du monde des variations sur ce thème universel, ou comment les anthropologues font éclater nos codes familiaux. En Égypte antique, le mariage entre membres de la même famille était autorisé, imitant ainsi le mythe d’Osiris et d’Isis. L’INCESTE, TABOU UNIVERSEL « L’amour que nous ne ferons jamais ensemble est le plus beau, le plus violent, le plus pur, le plus enivrant », chantaient Serge Gainsbourg et sa fille Charlotte dans Lemon incest, scandale de l’année 1985. L’inceste, relation sexuelle entre membres de la même famille, fait en effet l’objet d’un interdit quasi-universel. Les exceptions sont rares. En Iran, jusqu’au VII e siècle, on considé-
DES PARENTS PAS COMME LES AUTRES « Papa », « maman », qui un enfant appelle-til ainsi ? Dans nos sociétés occidentales, ce sont en général ses parents biologiques. Et si jamais le petit se révèle fils du voisin ou du facteur, ce n’est qu’au prix d’une révélation aussi fortuite que gênante… Qu’est-ce qui dérange là-dedans ? L’adultère ? Pas seulement, semble-t-il. Puisque la gêne peut aussi exister dans des circonstances plus officielles, par exemple lors d’une assistance médicale à la procréation (AMP), si un couple fait appel à un don de gamètes. Dans ce cas, notre conception de la famille pousse bien souvent à « bricoler des fictions, en faisant passer pour géniteurs des parents qui ne le sont pas », commente Martine Gross, rait que frères et sœurs propageaient le bien en s’épousant ! Et en Égypte antique, de tels mariages rapprochaient des Dieux, pensait-on, car Pharaon, incarnation divine sur Terre, serait né de la rencontre entre Isis et Osiris, deux divinités frère et sœur. Mais même dans ces sociétés, tout n’était pas possible. Les relations entre un père et sa fille notamment étaient proscrites. En Occident, l’interdit s’applique généralement au moins entre les membres de la famille © R. Wod/CORBIS du Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux 2. Pourquoi ? « Malgré l’évolution des mentalités, subsistent des représentations sociales selon lesquelles les « vrais » parents sont les parents biologiques », analyse la sociologue. C’est ainsi que le droit français en particulier peine à distinguer le lien biologique (« être né de ») , le lien légal (« être fils de ») et le lien social (« être élevé par »). Sans doute liée à la culture chrétienne, cette « confusion entre engendrement et filiation » joue bien entendu en défaveur de l’homoparentalité, poursuit-elle. Peu étonnant que la France refuse aux couples homosexuels l’accès à l’AMP, à la différence d’autres pays européens. nucléaire, et même plus à certaines époques. En imposant, à partir du IV e siècle, la croyance selon laquelle un homme et une femme mariés ne constituent qu’une seule chair, le christianisme a interdit les rapports d’un homme avec sa belle-sœur, quasi-consanguine. Jusqu’au XIII e siècle, l’Église élargit cette interdiction et proscrit les mariages jusqu’au septième degré de parenté ! En ces temps de socialisation limitée, dénicher une épouse finit par tourner à la mission impossible et l’interdit fut ramené au deuxième degré au XIX e siècle. Aujourd’hui, l’inceste acquiert une nouvelle dimension avec le phénomène des familles recomposées. Des enfants vivent avec le compagnon de leur mère, qui n’est pas leur père biologique, mais qui se comporte comme tel sur le plan social. Entre lui et les enfants, apparaît donc un possible inceste lié à la parenté sociale. Cette possibilité est d’ailleurs inscrite dans la définition de l’inceste qui vient d’être ajoutée au Code pénal en janvier 2010. Au total, pourquoi ce bannissement quasi universel de l’inceste ? Quel dommage susciterait par exemple l’union de deux adultes frère et sœur © S. Olson/Getty Images/AFP Il serait donc amusant de voir nos législateurs découvrir des modèles familiaux bien différents du nôtre. Comme celui des Bijogo, en Guinée-Bissau. Dans cette ethnie, les jeunes hommes procréent mais n’ont pas le droit d’être père. Qui joue ce rôle à leur place ? Le propre père de la femme qui a mis l’enfant au monde ! Soit celui que nous, Occidentaux, nommerions grand-père. Et le père biologique dans tout cela ? Après le temps de ses 20 ans, passé à procréer sans jamais se marier ni se faire appeler « papa », il part, à 30 ans, pour une période d’initiation en forêt faite d’abstinence et de labeur. L’homme, à 40 ans, revient et peut enfin se marier, mais surtout pas avec les femmes avec qui il avait procréé, qu’il doit absolument éviter sexuellement. « Il obtient des terres et, cette fois, est considéré comme le père des enfants Plusieurs pays autorisent le mariage homosexuel et encadrent légalement les familles homoparentales. L’ENQUÊTE qu’il engendre », explique Christine Henry, chercheuse au Centre d’étude des mondes africains 3. Autre famille à faire voler en éclats notre cadre photo spéciale famille nucléaire, celles des Na, en Chine. La moitié de cette population vit sous le régime de la « visite furtive » : la nuit, les hommes se glissent dans le lit de toutes les femmes des maisons alentours qui y consentent. Celles-ci vivent avec leurs frères et ce sont eux qui élèveront les enfants nées de ces visites. Dans cette société sans père ni mari, le père biologique ne participe donc pas du tout à la parenté sociale. Il n’existe même aucun terme pour désigner ce père ! ■ consentants ? Des tares chez les enfants qu’ils auraient ont bien été invoquées en tant que justification scientifique. « Mais, selon Laurent Barry, plusieurs études médicales, par exemple en Inde du Sud, ont montré qu’il n’y avait pas de tares liées aux unions consanguines lorsqu’elles ont lieu dans des populations qui connaissent ces pratiques de longue date. » Selon les anthropologues, il faut donc rechercher – et imaginer – du côté des croyances et de l’ordre social les raisons de cette prohibition. « À l’intérieur de la famille, l’inceste perturbe les rapports habituels d’autorité et de solidarité, explique Maurice Godelier, du Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie 4. Et à l’extérieur, il touche aux rapports d’alliance. » Dans le tabou de l’inceste, Claude Lévi-Strauss, lui, voyait moins une interdiction du rapport consanguin qu’une obligation de « donner mère, sœur ou fille à autrui », à créer un échange et une alliance. C’est ainsi que chez les Arapesh, en Nouvelle- Guinée, si on n’épouse pas sa sœur, c’est tout simplement afin de disposer d’un beau-frère qui vous accompagne à la chasse ! Beaucoup de pragmatique dans ce tabou, somme toute. ■ > Le journal du CNRS n°242 mars 2010 23



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