CNRS Le Journal n°242 mars 2010
CNRS Le Journal n°242 mars 2010
  • Prix facial : gratuit

  • Parution : n°242 de mars 2010

  • Périodicité : trimestriel

  • Editeur : CNRS

  • Format : (215 x 280) mm

  • Nombre de pages : 44

  • Taille du fichier PDF : 2,9 Mo

  • Dans ce numéro : Ce que révèlent nos tabous

  • Prix de vente (PDF) : gratuit

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20 © Moodboard/Corbis > L’ENQUÊTE jusque récemment, la pudeur est là. C’est pourquoi, même si le sexe était montré, suprême obscénité à nos yeux d’occidentaux, la manière de s’asseoir, de se présenter devant autrui, faisait de toute façon toujours l’objet d’une extrême attention. Secundo : nous ne nous accouplons pas ordinairement en public, comme les chiens, en pleine rue et sans états d’âme ; ou pour un oui, pour un non, avec le ou la première venue, comme les singes bonobos à la vie sexuelle aussi intense que débridée. DE L’INSTINCT AU DÉSIR Pourquoi les humains ont-ils eu ainsi besoin de contrôler et d’organiser leur sexualité ? « Parce que quelque chose a transformé radicalement notre rapport au sexe comparé aux autres espèces », reprend Marie-Élisabeth Handman, « c’est la perte de l’œstrus chez la femme », à un moment de l’évolution qui n’est pas daté par les paléontologues. L’œstrus, c’est cette période dite de chaleurs, durant laquelle une femelle mammifère est fécondable et recherche clairement l’accouplement en vue de la reproduction. Qu’elle Le journal du CNRS n°242 mars 2010 Chez les Inuit, la tradition autorise l’époux à prêter sa femme à un hôte de passage. © K. Su/CORBIS creuse son dos, comme chez les félins, ou que ses fesses rougissent, comme chez les singes, c’est donc madame qui En Chine, les femmes Na accueillent tous les hommes qu’elles souhaitent durant la nuit. © The Bridgeman Art Library Détail du Jardin des délices, peint par Jérôme Bosch entre 1503 et 1504. donne le signal à monsieur, pas libidineux pour deux sous, mais plutôt tout entier guidé par son instinct de mâle reproducteur. Et chez nous ? Tout se complique. En l’absence de période de rut et des signaux clairs qui l’accompagnent, la sexualité n’est plus soumise aux rythmes saisonniers de la nature. Et les femmes deviennent « disponibles » en permanence. Ajoutons à cela une vertigineuse augmentation du volume du cortex cérébral comparé à nos ancêtres poilus, et voilà que, grâce au « centre du langage et de l’expression des sentiments, une partie de l’instinct se change en désir », poursuit l’anthropologue qui travaille depuis vingt-cinq ans sur les rapports sociaux de sexe. Une troublante scission apparaît alors entre la sexualité-désir et la sexualité-reproduction. « Comme l’a montré Maurice Godelier 2, dont les travaux font référence, les risques d’affrontements et de désunions qu’entraînent le désir et la poursuite des satisfactions sexuelles ont alors mis en péril la coopération entre les sexes, invention humaine qui s’est développée avec la domestication du feu et la division du travail », poursuit Marie-Élisabeth Handman. Comment assurer la reproduction de la société dans un contexte aussi tendu ? C’est pour enrayer cette menace que l’humanité est devenue la seule espèce de primates à avoir entrepris de gérer socialement sa sexualité. Ensuite, bien entendu, à chaque société ses rites, qu’il s’agisse de prêter sa femme à un hôte de passage, comme chez les Inuit du Groenland, ou bien qu’une femme reçoive tous les hommes qui lui chanteront 3 et lui rendront une visite furtive, la nuit, comme chez les Na de Chine. Mais dans tous les cas, affirment les anthropologues, l’encadrement de la sexualité – et donc de ses représentations – constitue la base de la condition humaine. À cela, les religions sont également venues ajouter leur grain de sel. Dans la Genèse de l’Ancien Testament, figure la célèbre injonction « croissez et multipliez ». « Mais si, pour y répondre, faire l’amour est selon le judaïsme un acte qui plaît à Dieu
© M. Godelier puisqu’un ange est là pour l’apprécier, tout change avec les débuts du christianisme », commente Marie-Élisabeth Handman, « car c’est alors un démon qui devient spectateur ! ». Le plaisir est banni, il faut renoncer à la chair pour ne pas céder au péché. « Selon Saint-Paul, pour ceux qui ne peuvent rester chastes, la solution est le mariage. Mais il valait tout de même mieux éviter de faire du zèle en étant trop actif avec son conjoint… », poursuit l’anthropologue. D’où vient cette recherche de la chasteté ? « Il semble qu’elle remonte aux origines hellénistiques du christianisme, avec le mépris du monde matériel », reprend Marie-Élisabeth Handman. « Surtout, c’est l’époque où la perspective de l’Apocalypse est très présente, la recherche de la pureté maximale pour se rapprocher de Dieu devenait donc primordiale comparée à la nécessité de se reproduire ». Se reproduire devient ainsi la seule et unique façon de tolérer la sexualité. Et de tout ceci découle logiquement une condamnation féroce de l’homosexualité (lire ci-contre) qui serait quant à elle liée au seul plaisir. Désir, pudeur, péché : ils sont désormais bien loin nos ancêtres primates ! Charline Zeitoun 1. Unité CNRS/Collège de France/EHESS. 2. Travaux notamment publiés dans Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, éd. Albin Michel, octobre 2007, 292 p. – 20 €. 3. À l’exception des membres de son clan maternel à cause de l’interdit pesant sur l’inceste. En Nouvelle-Guinée, les Baruya pratiquent des fellations initiatiques entre hommes. CONTACT ➔ Marie-Élisabeth Handman Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris handman@ehess.fr À CHAQUE SOCIÉTÉ SON HOMOSEXUALITÉ « Quelles que soient les sociétés, l’homosexualité n’a jamais fait figure de modèle », explique Patrick Awondo du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) 1, à Paris, « car le principe premier de l’union sexuelle a toujours été la reproduction ». Les pratiques homosexuelles ont néanmoins toujours existé, comme par exemple les relations entre un homme plus âgé et son cadet dans la Grèce antique. Et, plus contemporains, les rites de fellation chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, ou encore des mariages entre femmes ou entre hommes attestés dans de nombreux groupes d’Afrique. Ces pratiques étaient tolérées et souvent acceptées. « Dans le cas contraire, elles n’étaient pas pour autant diabolisées ni pénalisées », précise l’anthropologue. Et puis, la colonisation et les missionnaires chrétiens sont passés par là et ont généralisé la diabolisation puis la criminalisation, notamment en Afrique. Mais ce qu’on appelle homosexualité en Occident aujourd’hui n’a parfois rien à voir avec ces pratiques anciennes dont certaines perdurent. Ainsi les rituels de Nouvelle-Guinée ont pour but le passage à l’état d’homme adulte en faisant absorber aux jeunes garçons de la substance mâle. Tandis que les mariages entre personnes du même sexe répondent souvent à des aléas économiques ou familiaux, en cas de manque de maris ou d’épouses. « Au final, sur l’ensemble des pratiques observées, certaines se rapprochent tout de même de celles de l’Occident », reprend Patrick Awondo, « mais les comparer toutes pose néanmoins toujours problème ». « En effet, pour nous, l’homosexualité, ce ne sont pas seulement des pratiques ; c’est une identité », rappelle Éric Fassin, sociologue à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux – Sciences sociales, politique, santé (Iris) 2, à Paris. La signification des pratiques, même identiques, reste donc très différente aux yeux des intéressés. © Pitt Rivers Museum, University of Oxford En Grèce antique, l’homosexualité entre un adulte et un adolescent jouait un rôle éducatif. L’ENQUÊTE 21 « Par exemple, les Africains qui ont des pratiques homosexuelles ne s’identifient pas nécessairement à un gay européen qui fréquenterait les backrooms 3 ou revendiquerait le mariage », poursuit Éric Fassin. L’Occident se veut aujourd’hui tolérant, mais c’est souvent pour faire la leçon aux « autres ». « Dans le monde musulman, les droits des homosexuels apparaissent donc souvent comme un emblème de l’impérialisme occidental. En fait de tabou, c’est plutôt un enjeu géopolitique », commente Éric Fassin. « À l’inverse, des gouvernements conservateurs, comme la Colombie, s’en servent pour afficher leur modernité et c’est aussi ainsi que progressent les droits des couples homosexuels », continue-t-il. « Au final, le travail des chercheurs est à présent de documenter l’existence des pratiques partout dans le monde et de montrer qu’il y a de multiples identités homosexuelles », conclut Patrick Awondo. Ce processus de resignification des pratiques actuellement en cours est donc crucial. Ce n’est pas un hasard si la communauté homosexuelle occidentale a repris il y a une trentaine d’années un mot très ancien, gay, pour se définir elle-même et s’affranchir de l’étiquette sulfureuse posée par la médicalisation de la sexualité née au XX e siècle.C. Z. 1. Unité CNRS/EHESS/Collège de France. 2. Unité CNRS/EHESS/Inserm/Université Paris-XIII. 3. Salle de certains bars où les consommateurs peuvent se rencontrer dans l’obscurité pour des relations sexuelles anonymes. Contacts Patrick Awondo awondop@ehess.fr Éric Fassin eric.fassin@ens.fr Chez les Nuer, au Soudan, une femme stérile compte pour un homme. Elle peut épouser une femme et avoir une descendance. > Le journal du CNRS n°242 mars 2010 © H. Lewandowski/RMN



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