30 > DR © M. Gunther/Biosphoto L’ENQUÊTE « Estimer la valeur de la nature » Le rapport auquel vous avez participé a été commandé au Centre d’analyse stratégique, organisme rattaché au Premier ministre, suite au Grenelle de l’environnement. Il propose de donner une valeur économique à la biodiversité. Qu’est-ce qui justifie une telle approche, choquante de prime abord ? Jean-Michel Salles : Attention, il n’est pas question de donner une valeur marchande à la nature dans l’idée de la vendre à qui que ce soit. Il s’agit d’estimer sa valeur économique : c’est-à-dire sa capacité à contribuer au bien-être des gens parce qu’elle est utile et rare. La démarche est de l’évaluer pour éclairer les décisions publiques, comme la construction d’une autoroute par exemple. Ces projets de constructions peuvent bien évidemment occasionner la destruction d’espaces naturels. D’un autre côté, les autoroutes présentent des avantages, notamment celui de sauver des vies car elles sont statistiquement plus sûres que les petites routes. Afin de savoir ce qui a la plus grande valeur pour la société, il faut pouvoir comparer les avantages et inconvénients de chaque option. Afin de tout ramener à une même unité, on utilise une évaluation monétaire. C’est ça le calcul économique public. Cela peut paraître surprenant mais dans ce type de calcul, un mort évité sur la route est estimé à environ 2,5 millions d’euros. D’autres enjeux envi- Le travail de pollinisation des abeilles, victimes d’une hécatombe mondiale à cause des pesticides, est évalué à 153 milliards d’euros. Car sans elles, adieu fleurs et fruits… La TEEB (The Economy of Ecosystem and Biodiversity), initiative mondiale dirigée par l’économiste indien Pavan Sukhdev, a décidé de faire un calcul pour le monde entier. Elle vise en effet à obtenir une évaluation globale de l’ensemble des services rendus par la biodiversité dans le monde ou, plutôt, Le journal du CNRS n°240-241 janvier-février 2010 L’approche économique peut-elle aider à protéger la biodiversité ? Le rapport français dirigé par Bernard Chevassus-au-Louis qui aborde cette question est sorti au printemps dernier. Vice-président du groupe de travail auteur du rapport, Jean-Michel Salles, chercheur CNRS au Laboratoire montpelliérain d’économie théorique et appliquée (Lameta) 1, nous en explique les propositions. LA PLANÈTE QUI VALAIT 14000 MILLIARDS ronnementaux sont déjà intégrés dans le calcul économique public, comme le bruit ou la qualité de l’air. L’idée est maintenant d’évaluer aussi la biodiversité et les services liés aux écosystèmes. Attribuer ainsi des valeurs monétaires à la vie des gens ou à la nature semble horrible… J.-M. S. : Ce qui semble horrible serait plutôt de prendre des décisions en se laissant uniquement guider par des raisons démagogiques ou circonstancielles, comme la survenue d’un accident de la route spécialement médiatique. La construction d’un hôpital, d’une voie ferrée, etc., tous les projets vont de toute façon causer directement ou indirectement des dégradations de l’environnement et parfois des décès. Mais l’absence de projet en causerait peut-être plus encore. Il faut donc pouvoir comparer. Et le calcul économique public permet d’aider les décideurs à le faire. Mais vous savez, on utilise déjà des prix pour la nature, dans les procès en particulier, afin de calculer une indemnisation versée en réparation de dommages écologiques, comme après une marée noire ou le rejet de produits toxiques. Quelles sont les conclusions du rapport sur la fameuse valeur économique de la biodiversité ? J.-M. S. : Notre mission était de proposer des valeurs de référence pour des hectares d’écosystèmes détruits ou dégradés. Pour cela, nous avons décidé de distinguer, d’une part, ce que nous avons appelé la biodiversité générale et, d’autre part, la biodiversité exceptionnelle ou remarquable. Cette dernière se distingue soit parce qu’elle abrite une espèce protégée, soit parce qu’elle fait l’objet d’un statut juridique de protection pour d’autres raisons. Nous avons ce qui risque d’être perdu d’ici l’an 2050 compte tenu de scénarios prédictifs sur les tendances futures. Cette gigantesque addition prend aussi bien en compte le travail de pollinisation des abeilles (estimé à 153 milliards d’euros par l’équipe de Jean-Michel Salles), que le service culturel apporté aux gens par la simple existence de la forêt guyanaise. « Pour cela, il est demandé par questionnaire à un panel de personnes si elles seraient par exemple prêtes à accorder tel pourcentage de leurs impôts pour protéger tel endroit, même s’ils décidé de l’écarter de notre travail parce que lui fixer des valeurs de référence n’avait aucun sens : ce serait comme fixer le prix au mètre carré de la Joconde de Léonard de Vinci. Et ensuite, comment avez-vous évalué cette biodiversité dite générale ? J.-M. S. : Nous avons pris en compte le fait que la nature nous rend de multiples services comme stocker le carbone ou offrir des espaces récréatifs. Il existe déjà de nombreuses évaluations de ces services dans les articles économiques habitent à l’autre bout du monde », explique l’économiste français. Le résultat total ? Près de 14000 milliards de dollars. Cette approche, audacieuse et beaucoup plus risquée en terme de fiabilité selon Jean-Michel Salles, aura certainement pour premier effet de marquer les esprits.C.Z. © CDC Biodiversité |