16 DR PAROLED’EXPERT Du 28 au 31 janvier, Angoulême accueille le 37 e Festival international de la bande dessinée (BD). Chaque année, environ 200000 visiteurs se pressent pour rencontrer les grands auteurs et découvrir les œuvres présentées. Comment expliquer cet attrait pour le neuvième art ? Éric Dacheux : En France, l’attrait pour la BD a toujours été très fort. Mais il s’est accentué dans les années 1960, lorsqu’elle est devenue un mode d’expression reconnu, destiné autant aux enfants qu’aux adultes. Grâce aux magazines comme Hara Kiri, Pilote ou Le journal de Tintin, elle a pénétré toutes les couches de la société. Petit à petit, cette reconnaissance à la fois esthétique (reconnue comme art à part entière), intellectuelle et culturelle lui a conféré sa légitimité. Aujourd’hui, la bande dessinée est présente partout comme en témoignent la place importante qui lui est réservée dans les librairies et les bibliothèques, ou l’utilisation qui en est faite par les associations dans des domaines aussi variés que la lutte antinucléaire ou la prévention des abus sexuels. Autres signes de cette évolution : l’entrée de la bande dessinée au musée du Louvre avec une exposition en 2009 ou encore l’accueil enthousiaste et unanime réservé au film Persepolis, tiré des quatre albums autobiographiques de Marjane Satrapi. Tintin, Astérix, Gaston ou Spirou sont un peu notre madeleine de Proust. Ce succès de la bande dessinée ne rime-t-il pas surtout avec souvenir de jeunesse ? É.D. : Derrière cet amour de la BD remonte, sans aucun doute, une part d’enfance. Mais lire Le journal du CNRS n°240-241 janvier-février 2010 Éric Dacheux, chercheur au laboratoire « Communication et politique » du CNRS, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université Blaise-Pascal La bande dessinée, un art à part « La BD est un objet de création qui pousse le lecteur à être lui-même inventif. » de la bande dessinée, c’est avant tout un plaisir. Elle est un objet de création qui pousse le lecteur à être lui-même inventif. Si l’histoire racontée met en images un monde suffisamment présent, elle conserve des zones d’ombres entre ses cases. Ainsi, le lecteur lit à son rythme et recrée les éléments manquants. Il reconstruit ainsi l’espace, le mouvement et le temps du récit. Il réinvente sa bande dessinée. C’est ce jeu entre l’histoire d’un autre et sa propre histoire qui est à l’origine du plaisir. De la BD d’humour grand public à l’œuvre exigeante, la multiplication des genres fait-elle la force de cet art ? É.D. : Comme pour le cinéma ou la littérature, offrir un large éventail de titres, une panoplie de sensations et de niveaux d’exigences, permet de séduire le plus de gens possible. Des personnes qui n’avaient jamais lu de BD, ou qui avaient cessé d’en lire, s’y plongent avec plaisir. Elles commencent par s’intéresser à des ouvrages grand public tels que XIII ou Titeuf avant de se diriger vers des bandes dessinées dites d’auteurs, comme Persepolis. La bande dessinée est traversée par cette tension, qui touche tous les arts, entre une approche très élitiste et avant-gardiste nécessaire pour renouveler le genre et une approche très industrielle et plus grand public. En créant des passerelles entre les deux, la bande dessinée a atteint sa pleine maturité. Ce succès populaire se retrouve-t-il sur le plan économique ? É.D. : Oui. Le secteur ne s’est jamais aussi bien porté. En 2008, son chiffre d’affaires global représentait 6,5% du chiffre d’affaires de l’édition. La même année, 4 746 bandes dessinées sont publiées (dont 3 592 strictes nouveautés), soit une progression, par rapport à 2007, de 10,04% 1. Une centaine de séries, tirées à plus de 50 000 exemplaires, dynamisent l’ensemble du marché. Ces quinze dernières années, la bande dessinée s’est beaucoup renouvelée avec de nouveaux genres comme la BD de reportage, le journal intime... Et l’ouverture vers d’autres horizons, le Japon notamment, a aussi contribué à cette réussite. Les mangas ont fait fureur auprès des adolescents qui ont pu, grâce à ceux-ci, se démarquer des BD de leurs parents. Pourtant, des voix discordantes parlent d’un effondrement probable du secteur, voire de la mort prochaine de la BD… É.D. : Il y a toujours des dangers lorsqu’on veut vendre en grande quantité. Les éditeurs publient tous les styles, tous les genres et dans tous les formats. Ils allongent certaines séries pour maintenir le lecteur en appétit, mais en stoppent d’autres avant la fin pour cause d’impératifs économiques. Plus ils produisent, plus il y a de chances pour que certains titres ne fonctionnent pas, et que la qualité des albums en pâtisse. Cela a des répercussions sur le lecteur qui se lasse ou se sent perdu, et sur le travail des libraires qui n’arrivent plus à tout découvrir. Toutefois, la fin de la BD n’est pas d’actualité : la créativité et le renouvellement sont encore au rendez-vous, et le développement d’une énorme activité secondaire ou dérivée (films, dessins animés, jeux vidéo, blogs...) en stimule plus que jamais la consommation. Propos recueillis par Géraldine Véron ➔ À lire La bande dessinée : art reconnu, média méconnu, Éric Dacheux en collaboration avec Jérôme Dutel et Sandrine Lepontois, Hermès n°54, CNRS Éditions, août 2009, 250 p. 1. Sources : Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD). 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