32 INSITU > il est vrai qu’elle est difficile à exprimer en dehors des équations. Il faut un minimum de maths. » Le langage des mathématiques, il le parle couramment depuis longtemps. Après une enfance passée à Casablanca, il arrive à Paris en 1956. Au lycée Carnot, puis à Louis-le-Grand en classes préparatoires, il découvre qu’en sciences, les maths rendent tout puissant : « J’ai réalisé que grâce à elles, on pouvait prédire et comprendre la nature. » Cette aisance en mathématiques lui vaut d’être reçu premier au concours de l’X mais il lui préfère la voie de la recherche à l’ENS, séduit par l’idée de recherche fondamentale. Un choix méritant ? Pas tant que ça, tempère-t-il : « Aborder une carrière dans la recherche était beaucoup plus facile dans les années1960 que ça ne l’est aujourd’hui. » En 1963, il fait donc son entrée à l’ENS et s’oriente vers la physique. Mais au fait, pourquoi la physique quantique ? « Elle était en rupture totale avec la physique classique du lycée et des classes préparatoires. J’ai été tout de Le journal du CNRS n°239 décembre 2009 Dans ce laboratoire, les chercheurs piègent et comptent les photons. Sur l’écran, une carte quantique révèle la superposition d'états des photons dans la cavité. suite fasciné par le monde microscopique étrange qu’elle nous faisait découvrir. » Il intègre le Laboratoire de spectroscopie hertzienne 1 en 1966 avec enthousiasme et une certaine fierté : le laboratoire, à l’avant-garde mondiale de la recherche en physique quantique, est alors animé par de grandes figures. Il y a Alfred Kastler, le « visionnaire poète », Jean Brossel, « l’expérimentateur audacieux ». Tous deux viennent alors de mettre au point la méthode du pompage optique qui permet, ce qui était jusqu’alors inconcevable, de manipuler les atomes par la lumière avec une exquise précision. Il y a aussi Claude Cohen- Tannoudji bien sûr, « le cartésien rigoureux » qui élabora le formalisme complet du pompage optique et qui sera son directeur de thèse. À sa sortie de l’ENS, il entre au CNRS comme attaché de recherche. Puis, de 1975 à 2001, il partage son temps de professeur de physique entre l’université Pierre-et-Marie-Curie et les grandes universités américaines : Stanford, MIT, Harvard, Yale, où il est successivement invité. UN PROGRAMME CHARGÉ Les recherches qu’il mène dans les années 1970 autour des atomes de Rydberg engendreront une moisson de résultats fondamentaux qui ont permis de mieux comprendre l’interaction de la lumière avec la matière. « Cette interaction joue un rôle essentiel dans la nature puisque la lumière, émise et absorbée par les atomes, est le véhicule privilégié de toute l’information qui nous provient du monde qui nous entoure. » Parallèlement, il élabore ses expériences de pièges à photons jusqu’à l’étape ultime où il est capable d’observer, dans une cavité, la danse d’un seul atome avec un seul photon. Le degré de raffinement de ces cavi- tés quantiques qu’il atteint avec ses équipes force l’admiration de ses confrères à travers le monde. Aujourd’hui directeur du groupe d’électrodynamique des systèmes simples au Laboratoire Kastler Brossel et professeur titulaire de la chaire de physique quantique du Collège de France, Serge Haroche est auteur de plus de 170 publications et a reçu une dizaine de prix scientifiques, dont la médaille d’or du CNRS. « Cette médaille, je la considère comme une reconnaissance du travail de toute mon équipe sur le long terme et comme une marque de l’importance que le CNRS porte à la recherche fondamentale. » Pour le chercheur cependant, pas question de se reposer sur ses lauriers. Le programme à venir est plutôt chargé : « Notre objectif est de perfectionner encore les expériences afin de contrôler la décohérence : la retarder le plus possible et comprendre pour quelles raisons elle se produit. » Dans ses projets également : continuer d’explorer en profondeur un des champs d’application potentiels de ses travaux, celui de l’information quantique. Ce domaine de recherche, en plein essor depuis une quinzaine d’années, est porteur de technologies innovantes, comme la cryptographie quantique. Serge Haroche n’a vraisemblablement pas terminé de jouer avec l’infiniment petit. Mais ne se sent-on pas en décalage lorsqu’on est si intime avec cet univers étrange dont le monde entier (ou presque) ignore même l’existence ? « C’est vrai qu’il y a bien longtemps que j’ai arrêté de parler de mon travail dans les salons ! », répondil avec humour avant d’exprimer un regret : « Je trouve dommage que la science soit si mal comprise. Je suis frappé de constater qu’aujourd’hui, on peut dire de quelqu’un qu’il est très cultivé même s’il ignore tout des grandes théories scientifiques ! Et je considère comme un gâchis que des étudiants doués en maths s’orientent vers la finance parce que c’est plus lucratif que le métier de chercheur. » C’est sans doute pour cela qu’il ne manque jamais une occasion de rendre hommage à ses étudiants et collègues chercheurs. À Jean-Michel Raimond et Michel Brune d’abord, qui ont été ses étudiants respectivement de 1977 à 1984 et de 1985 à 1988 et qui sont aujourd’hui ses collègues au Laboratoire Kastler Brossel. « C’est simple, je n’aurais rien pu faire sans eux. Et les travaux qui sont reconnus aujourd’hui sont autant les leurs que les miens », lâche-t-il sans hésitation. Il n’oublie pas non plus tous les autres étudiants que son équipe a formés : « Nos recherches ont été possibles notamment grâce à des générations d’étudiants en thèse et de postdoctorants exceptionnels. » UN ESPRIT OUVERT AU MONDE En dehors de la physique, Serge Haroche a une vie bien remplie : il est marié, père de deux enfants, trois fois grand-père et voue une grande passion à toute forme d’expression artistique. En particulier, la peinture de l’école de la sécession viennoise et l’expressionisme allemand du début du siècle dernier. « Je crois qu’il y a des liens entre les différents courants de peinture et les bouleversements scientifiques, avance-t-il. J’essaie de les déceler. » Sa nourriture intellectuelle passe aussi par d’autres sciences que la physique quantique. La cosmologie par exemple, ou les théories de l’évolution. Les sciences humaines également, champs de réflexion de sa femme, anthropologue et sociologue au CNRS. « Claudine m’a ouvert l’esprit à l’histoire des mentalités, plus précisément l’histoire des manières d’être et de ressentir qui la passionne et qui est cruciale pour comprendre les |