12 VIEDESLABOS Actualités ANTHROPOLOGIE Les adolescents bien dans leurs assiettes Pour connaître les vraies habitudes alimentaires des adolescents, des scientifiques les ont observés dans leur quotidien. Et leurs premières conclusions vont contre bien des idées reçues. Certains chercheurs du CNRS 1 et enseignants-chercheurs 2 des universités de Marseille et de Strasbourg ont de bien curieuses manières. En effet, depuis deux ans déjà, quinze d’entre eux squattent fermement la cuisine d’honnêtes citoyens, passent avec eux leurs fêtes de famille, s’invitent à la cantine du petit, se servent même généreusement et sans vergogne une jolie part de bûche le jour de Noël. Ne riez pas, cela pourrait aussi vous arriver. Car la vaste enquête sur l’alimentation adolescente qui a déjà mené ces sociologues, ethnologues et bio-anthropologues chez plus de cinq cents familles n’est pas encore bouclée. Il reste un an de travail et de terrain avant le grand colloque international prévu en 2010 qui devrait se tenir au siège du CNRS. Heureusement, les chercheurs du programme Ocha (Observatoire Cniel 3 des habitudes alimentaires), impatients, nous ont déjà livré leurs premiers résultats les 12 et 13 octobre derniers, lors du colloque AlimAdos à Paris. Et ils sont déconcertants. Première chose observée : aucun péril jeune sur la fameuse malbouffe, souvent décriée. Certes, les adolescents consomment des hamburgers, des sodas et des pizzas. Mais en famille, ils aiment la bonne cuisine, diversifiée, celle qu’on prend ensemble. Et ils font même souvent l’éloge de la cuisine de leur grandmère. Deuxième chose, « la nourriture leur permet de se construire une identité, décrypte Gilles Boëtsch, directeur de recherche et président du Conseil scientifique du CNRS. Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es. Aujourd’hui, l’aliment renvoie aux pratiques alimentaires, à la religion, à la mode, aux régimes, à une convivialité intergénérationnelle et entre pairs. Mais aussi à la différence entre filles et garçons. » Ces derniers mangent des aliments énergétiques, de la viande, des sandwichs, des pâtes, pour être plus forts. Tandis que les filles tiennent compte de leur ligne à partir Le journal du CNRS n°238 novembre 2009 de 12 ans et achètent des salades toutes faites et des fruits. Si les garçons se soucient aussi de leurs corps, ils le sculptent plus avec le sport qu’en ayant recours aux restrictions alimentaires. Autre chose importante, « il n’y a pas de véritable risque sur l’obésité ou l’anorexie, martèle Gilles Boëtsch. En réalité, les adolescents sont plutôt saturés de messages nutritionnels, type « cinq fruits et légumes par jour ». » Mais ceux-ci sont souvent contradictoires : il leur faudrait surveiller leur alimentation en se faisant plaisir, et le tout en restant mince. La culpabilité qui en découle fait tanguer certains ados entre des comportements raisonnables la plupart du temps et des après-midi de tentations où ils ingèrent barres chocolatées, bonbons et sodas. Enfin, il y a le discours sur le sain, le malsain. Les aliments mous, bouillis ou gélatineux jugés écœurants, et ceux, crus et frais, avec une belle couleur, à adopter. « L’aspect prime sur le goût, ils doivent pouvoir reconnaître ce qui est dans leur Contrairement aux garçons, les adolescentes s’orientent très tôt vers les salades et les fruits. © ZIR/SIGNATURES assiette », retient Véronique Pardo, anthropologue à l’Ocha et coordinatrice du programme ANR AlimAdos. Reste une question, de taille. Comment un chercheur en vient-il à passer ses journées pendu aux basques d’un adolescent et à tenter l’aventure insolite de se fondre dans la masse de son groupe d’amis ? « Les chercheurs disposaient de grandes tendances sociologiques et d’indicateurs, sur l’alimentation adolescente, mais d’aucun résultat qui soit basé sur les pratiques alimentaires réelles », explique Véronique Pardo. Pour comprendre la relation des adolescents à leur corps et à leur alimentation, et connaître leurs habitudes et leurs ressentis, « il nous fallait privilégier une approche ethnographicoanthropologique, la seule capable de prendre en compte la diversité de la population française à travers la richesse de nombreux parcours migratoires, mais aussi d’horizons culturels, religieux ou socioéconomiques différents. » Le programme Ocha a donc construit son projet avec deux laboratoires CNRS, l’un tourné vers la Méditerranée et l’autre vers le monde germanique, avec chaque fois, une culture alimentaire régionale forte et des populations d’origines différentes. Enfin grâce au financement du Cniel et de l’ANR, cette méthodologie du « vivre avec » a pu voir le jour. « Pour approcher les adolescents, le soutien de l’Éducation nationale, des collèges, lycées et académies a été déterminant. Après les premiers contacts concluants, il ne nous restait plus qu’à les suivre de la maison à la cantine, en passant par les centres commerciaux, sociaux, les locaux associatifs, les parcs et les rues. » Ajoutez-y beaucoup d’entretiens (à ce jour 1 500) et, entre autres, des carnets confiés aux adolescents qui y ont consigné leurs repas pendant la semaine, vous obtenez la recette avec laquelle les chercheurs vont continuer à nous concocter de nouvelles surprises sur l’alimentation des adolescents. Camille Lamotte 1. Unité Anthropologie bioculturelle (CNRS/Université de la Méditerranée/Établissement français du sang Alpes- Méditéranée). 2. Cultures et sociétés en Europe (CNRS/Université de Strasbourg). 3. Centre national interprofessionnel de l’économie laitière. CONTACTS ➔ Gilles Boëtsch Anthropologie bioculturelle, Marseille gilles.boetsch@univmed.fr ➔ Véronique Pardo Observatoire Cniel des habitudes alimentaires, Paris vpardo@cniel.com |