CNRS Le Journal n°236 septembre 2009
CNRS Le Journal n°236 septembre 2009
  • Prix facial : gratuit

  • Parution : n°236 de septembre 2009

  • Périodicité : trimestriel

  • Editeur : CNRS

  • Format : (215 x 280) mm

  • Nombre de pages : 44

  • Taille du fichier PDF : 3,0 Mo

  • Dans ce numéro : Qui sont vraiment les jeunes ?

  • Prix de vente (PDF) : gratuit

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16 PAROLED’EXPERT Le métier d’artiste, sur lequel vous venez de publier une étude référence, attire de plus en plus : entre 1990 et 2005, le nombre de plasticiens a ainsi augmenté de 21%, celui des artistes du spectacle vivant de 54% et celui des auteurs (romanciers, écrivains, dialoguistes, scénaristes ou dramaturges) de 61% 1. Comment expliquer cet essor ? Pierre-Michel Menger : Les arts incarnent le contraire du travail utilitaire et instrumental. Une reconnaissance sociale élevée est promise à ceux qui y réussissent, même si c’est pour des durées très variables. Quant au travail créateur lui-même, il a les qualités d’une activité beaucoup plus gratifiante que la moyenne des emplois rémunérateurs : plus d’autonomie, plus de variété dans l’activité, moins de routine, et l’espoir de ne pas cesser de découvrir en soi des qualités et des aptitudes dont on ne se savait pas doté. Toutefois, cet attrait pour les métiers artistiques est placé sous une loi d’airain : la distribution de l’estime et de la reconnaissance reste très inégale. En effet, selon vous, seuls 20% des artistes s’emparent de 80% 2 de l’attention, de l’estime, du prestige ou des gains… P-M. M. : Le sous-emploi et le chômage des artistes augmentent alors même que le secteur des arts est en croissance. L’organisation par projet – coûts variables, flexibilité du système d’emploi, rémunération des auteurs en fonction des résultats – maintient disponibles pour l’activité un très Le journal du CNRS n°236 septembre 2009 Pierre-Michel Menger, sociologue, directeur de recherche au Centre de sociologie du travail et des arts (CNRS/EHESS) à Paris « L’art nécessite de tâtonner, essayer, bifurquer, s’arrêter, reprendre, ruminer, sans savoir au juste à quoi on aboutira. » Dur, dur d’être un artiste grand nombre de professionnels, mais les place dans une relation discontinue avec l’emploi. De plus, comme personne ne peut prédire le succès, les mondes artistiques recourent à la surproduction et donc à l’excès d’offres. Les rentrées littéraires, c’est 600 à 700 romans ; le festival d’Avignon, c’est une foule de pièces présentées. Et il en est de même pour la production cinématographique ou discographique. Tout travail orienté vers l’invention et l’originalité est incertain dans ses chances de réussite. L’incertitude serait donc inhérente au travail de l’artiste ? P-M. M. : L’art nécessite de tâtonner, essayer, bifurquer, s’arrêter, reprendre, ruminer, sans savoir au juste à quoi on aboutira. Le résultat est adressé ensuite à des publics, dont les réactions sont malaisément prévisibles. La réputation de l’artiste réduit l’incertitude sur la qualité reconnue à son travail, mais n’équivaut pas à une rente. L’artiste doit chercher à se renouveler, pour éviter que l’estime ou l’attention qu’on lui porte ne faiblissent. D’autre part, beaucoup trop d’artistes surestiment leurs chances de succès, ils pensent avoir des qualités qui finiront par se révéler. Avec des artistes de plus en plus nombreux, la compétition est-elle devenue une nécessité ? P-M. M. : Dans le domaine artistique, la formation initiale ne permet pas de filtrer le nombre de candidats à une carrière (dans certains arts, comme la littérature, il n’y a d’ailleurs pas ou presque pas de formation initiale). Si c’était le cas, la compétition serait moins incertaine, mais l’invention originale serait réduite aussi. L’artiste et ses qualités d’originalité et d’invention ne sont, dès lors, repérables qu’à travers les innombrables rouages de la compétition directe ou indirecte. Quoiqu’il en soit, les outils de comparaison se multiplient : prix littéraires, hit-parades, tournois de célébrité, etc. Mais le vrai problème est que la concurrence ainsi organisée peut provoquer des écarts de réussite énormes, alors que les différences de qualité entre les artistes sont indéterminées : le lauréat du prix Goncourt qui vend 500 000 exemplaires de son roman n’est pas cinq cents fois plus talentueux qu’un romancier obtenant un succès d’estime. Les marchés sont des machines amplificatrices. Alors au juste, c’est quoi être artiste aujourd’hui ? P-M. M. : Les définitions possibles sont nombreuses. Elles finissent par s’accorder quand on analyse les carrières : être artiste, c’est savoir se maintenir dans un environnement de travail et de projets très turbulent, c’est traverser des épreuves de comparaison, prendre appui sur les qualités qui ont été reconnues et apprendre sans cesse pour savoir lancer des défis et se renouveler. Mais être artiste, c’est aussi réussir à se créer ses réseaux de collaboration pour se procurer les informations, les idées nouvelles, et les projets de travail indispensables. Le paradoxe est qu’il faut savoir construire une carrière sans se laisser contrôler par l’objectif de vouloir réussir à tout prix et par tous les moyens, qui est le plus sûr moyen d’échouer. Propos recueillis par Géraldine Véron ➔ À lire Le travail créateur, s’accomplir dans l’incertain, Pierre-Michel Menger, Gallimard-Seuil-Éditions de l’EHESS, 2009, 667 p. 1. Source Insee 2. Ce qui correspond à la Loi de Pareto, applicable à de nombreux domaines, selon laquelle 20% des causes sont à l’origine de 80% des effets. CONTACT ➔ Pierre-Michel Menger Centre de sociologie du travail et des arts, Paris menger@ehess.fr
Jean-Loup Waldspurger Mathématicien Le charme discret de l’arithmétique Comme sa discipline – telle que la voit le grand public –, Jean-Loup Waldspurger est énigmatique. D’aucuns diraient discret. Rapidement, lorsque les mots ne parviennent plus à traduire ses idées, il passe au tableau noir et dessine deux axes x et y, puis des figures et des formules complexes. Spécialiste de l’arithmétique, il vient de recevoir le prix Clay 2009, une distinction internationale remise chaque année à des mathématiciens de haut vol. Hébergé « temporairement », à cause du désamiantage de Jussieu, rue du Chevaleret – dans un « paquebot orange » du XIII e arrondissement de Paris –, ce directeur de recherche à l’Institut de mathématiques de Jussieu 1 justifie une telle récompense par « une série de résultats qui ont ramené le « lemme 2 fondamental » – et certains énoncés connexes – à son « noyau dur ». Et il y a deux ans, le mathématicien vietnamien Ngo Bao Chau a ainsi pu résoudre ce lemme ». Le lemme fondamental ? En 1967, le canadien Robert Langlands bouscule le monde mathématique en proposant l’existence de liens étroits entre plusieurs théories mathématiques : géométrie, arithmétique, analyse… Il ouvre ainsi un nouveau domaine de recherche, couramment appelé « programme de Langlands » qui a pour but de démontrer ces liens et qui devient l’une des pierres angulaires des mathématiques modernes. « Or en 1980, le programme s’est trouvé en quelque sorte « bloqué » par le fameux lemme, explique Jean-Loup Waldspurger. Sans intérêt en soi, la résolution du lemme fondamental était un passage obligé pour aller plus loin. » Ce qui fut donc fait, en partie grâce à sa contribution. Et pour son plus grand bonheur : le programme de Langlands ne cesse en effet d’inspirer une grande partie des recherches en géométrie algébrique et en théorie des nombres, qui occupent à plein temps l’esprit de Jean-Loup Waldspurger. On l’aura compris, l’homme tient beaucoup du mathématicien comme on l’imagine souvent : à « Comme j’étais bon élève au lycée et que le système éducatif pousse les forts en maths, j’ai suivi naturellement la vague. » raisonner bien au-delà des capacités d’abstraction de ses semblables. Pas facile de trouver des mots simples pour traduire le vocabulaire qui émaille la discussion : conjecture locale de Gross-Prasad, endoscopie tordue, groupe p-adique… Mais pour lui, les mathématiques ont toujours été une évidence. « Comme j’étais bon élève au lycée et que le système éducatif pousse les forts en maths, j’ai suivi naturellement la vague. » Son « parcours standard » le mène sur les bancs de l’École normale supérieure. Après un petit crochet par la géométrie – « Je ne suis pas du genre débrouillard alors j’ai pris le sujet de DEA que l’on me proposait » – il entre en thèse d’arithmétique, sous la houlette de Marie-France Vigneras. Et de se consacrer à cette branche des mathématiques qui le fascine, « parce que les problèmes d’arithmétique me parlent plus directement et que j’ai lu dessus des choses assez éblouissantes ». Puis « tout naturellement », le jeune homme de 23 ans intègre le CNRS. Soutenue en 1980 dans un domaine en pleine ébullition, sa thèse d’État explore ce qui sera son sujet de référence, la correspondance entre les différents types de « formes modulaires ». « Les formes modulaires, précise-t-il devant notre regard perplexe, sont des objets mathématiques, et plus précisément des fonctions, situés au carrefour de l’analyse et de l’arithmétique. » Qui fascinent les scientifiques et suscitent bien des interrogations, la plus célèbre étant l’hypothèse de Riemann: la résoudre permettrait de comprendre – en partie – la répartition des nombres premiers 3. Après sa thèse, il s’investit dans la théorie dite de l’endoscopie, toujours liée aux formes modulai- RENCONTREAVEC 17 res. « En fait, les évolutions de ma recherche sont intimement liées à celles des théories en ellesmêmes. » Les publications s’enchaînent au rythme de son cheminement intellectuel et des articles de ses pairs. Encore faut-il savoir « se renouveler, envisager d’autres problématiques sur lesquelles vous avez des idées… » Les siennes sont reconnues au niveau national et international : avant le prix Clay, la médaille d’argent du CNRS était par exemple venue consacrer l’originalité et la qualité de ses travaux. Dans ce champ de recherche, pas de course au budget comme ailleurs. Mais cela n’empêche pas une féroce compétition entre spécialistes de la discipline, surtout concentrés en France et aux États-Unis. Au fait, a-t-il la « recette » du bon mathématicien ? Sans hésiter, Jean-Loup Waldspurger met en avant la nécessité de « lire en profondeur les articles d’autrui ». Et de savoir « déconnecter » de temps à autre. Pour lui, c’est le jardinage à l’écart du tumulte parisien… Une belle façon de renouer avec le concret. Patricia Chairopoulos ➔ Retrouvez les « Talents » du CNRS sur www.cnrs.fr/fr/recherche/prix.htm 1. Institut CNRS/Universités Paris-VI et VII. 2. Un lemme est une proposition intermédiaire, démontrée ou admise, utilisée lors d’une longue démonstration mathématique. 3. Un nombre premier est un entier naturel qu’aucun nombre ne divise, sauf 1 et lui-même : 2, 3, 5, 7,11, 13, etc. CONTACT ➔ Jean-Loup Waldspurger Institut de mathématiques de Jussieu, Paris waldspur@math.jussieu.fr Le journal du CNRS n°236 septembre 2009 ©C.Lebedinsky/CNRS Phothothèque



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