20 > L’ENQUÊTE par exemple, des espèces allogènes envahissent brutalement un milieu fermé comme une île », poursuit Guillaume Lecointre. Meilleur exemple : les lapins introduits au XIX e siècle en Australie s’y sont mis à pulluler, détruisant la végétation et les cultures. Pour autant, la planète n’est pas dominée par une unique espèce hégémonique, « mais bien au contraire peuplée de millions d’espèces en coexistence et ceci, malgré la capacité naturelle de surpeuplement de chacune d’entre elles. Ainsi, chaque espèce constitue une limite pour les autres soit en occupant leur espace, soit en les exploitant (prédation, parasitisme), soit en partageant les mêmes ressources. Bref, les autres espèces constituent autant de contraintes qui jouent un rôle d’agent sélectif ». Quatrièmement, le succès de la croissance et de la reproduction des espèces dépend d’optima physiques (température, humidité, rayonnement solaire…) et chimiques (pH, molécules odorantes, toxines…). « Ces éléments constituent eux aussi des facteurs contraignants, dit Guillaume Lecointre. S’ils changent, les variants 2 avantagés ne seront plus les mêmes. » En définitive, de multiples facteurs, au sein de l’environnement physique, chimique et biologique dans lequel évolue une espèce, induisent une sélection naturelle à chaque génération, dont le résultat est un « succès reproductif différentiel ». Traduction : au sein d’une même espèce, les individus porteurs d’une variation héritable, momentanément avantageuse par les conditions du milieu, se reproduiront davantage. « Si ces conditions se maintiennent assez longtemps, ajoute Guillaume Lecointre, le variant avantagé finira par avoir une fréquence de 100% dans la population. L’espèce aura alors changé. » Conclusion, aucune espèce n’est stable dans le temps. LES PRÉDÉCESSEURS S’il revient à Darwin d’avoir postulé deux grandes idées – la descendance avec modification et le rôle essentiel de la sélection naturelle dans l’adaptation des formes vivantes, donc dans l’évolution –, celles-ci ne lui sont pas venues tout à trac. Le terrain avait été débroussaillé, entre autres, par le zoologiste Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, et le géologue écossais Charles Lyell. C’est d’ailleurs lesté du premier volume des Principles of Geology, de Lyell, que le jeune Darwin quitte Plymouth fin 1831, pour effectuer un tour du monde à bord du navire Beagle. Un très long voyage d’exploration naturaliste au cours duquel Darwin pose le pied sur les îles Galapagos où s’ébattent des tortues terrestres, des iguanes, des otaries, des pinsons… Ces oiseaux, tout en présentant entre eux de frappantes ressemblances morphologiques, se distinguent par divers détails comme la forme et la taille de leur bec. Darwin comprend que Le journal du CNRS n°227 décembre 2008 l’isolement de ces volatiles sur des îles les a conduits, à partir d’une souche unique d’origine continentale, à présenter des variations liées probablement à des différences de mode de vie et d’habitudes alimentaires. Plus de vingt ans de labeur vont s’ensuivre avant que ne paraisse De l’origine des espèces. Deux décennies au cours desquelles Darwin « écrit à des correspondants du monde entier, les questionne, leur demande des statistiques, se renseigne sur la systématique des espèces qu’il observe et en tient compte pour ses interprétations. Comme s’il concevait déjà que le principe selon lequel les espèces dérivent d’ancêtres communs devait être utilisé pour étudier l’acquisition des adaptations, comme on le fait aujourd’hui », dit Michel Veuille, du laboratoire « Génomique des populations et génomique évolutive » 3. Alors que de nombreux exégètes de Darwin font de 1859 le temps zéro d’un évènement scientifique hissant la biologie au rang de science historique, l’épistémologue André Pichot, en poste au Laboratoire de philosophie et d’histoire des sciences-Archives Henri Poincaré 4, minimise l’importance de Darwin dans l’histoire des sciences. Selon lui, « le darwinisme de 1859 ne consiste guère qu’en la sélection naturelle. Or, celle-ci n’était plus vraiment une nouveauté au milieu du XIX e siècle. On trouve par exemple ce concept en 1813 chez William Charles Wells En septembre 1835, Darwin a l’occasion de croiser des tortues géantes de terre et de mer dans l’archipel volcanique des Galapagos, au niveau de l’équateur. Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, contribua à introduire l’idée d’évolution dans la pensée scientifique du début du XIX e siècle. La filiation intellectuelle qui le lie à Darwin semble une évidence. puis, en 1831, chez Patrick Matthew, qui accusera Darwin de plagiat. On sait aussi qu’Alfred Russel Wallace en avait conçu une version comparable à celle de Darwin en même temps que celui-ci. Sans oublier le pasteur, géologue et politologue Joseph Townsend, dont Darwin a quasiment recopié les thèses en ce domaine ». En fait, poursuit André Pichot, l’idée de sélection était déjà plus ou moins dans l’air du temps. Et si elle a fait le succès de Darwin, c’est que le moment était propice. « La seconde moitié du XIX e siècle a vu le triomphe du libéralisme économique 5, et Darwin a apporté à celui-ci un argument de poids en lui donnant un fondement naturel. » Une interprétation qui fait bondir les aficionados du grand Charles. « L’idée novatrice de Darwin, plus que la sélection naturelle, c’est la descendance avec modification, le fait que les espèces ont une histoire et sont apparentées, intervient Hervé Le Guyader. La désormais célèbre réunion organisée en juin 1860 à Oxford par l’évêque Samuel Wilberforce porte d’ailleurs sur ce point. Wilberforce, apostrophant le darwinien Thomas Huxley, lui demande si c’est « par son grand-père ou par sa grand-mère qu’[il] descend du singe » et s’attire cette réponse non moins célèbre : mieux vaut un singe qu’un imbécile… » Iles Galapagos (16 sept. - 20 oct. 1835) Tahiti Callao Le voyage autour du monde qu’effectua Darwin à bord du Beagle dura cinq ans, de décembre 1831 à octobre 1836. LE VOYAGE Valparaiso (23 juil. 1834) Bahia Montevideo Port Désiré Îles |