16 DR PAROLED’EXPERT Les jeunes lisent, mais pas comme avant Le prochain Salon du livre aura lieu du 14 au 19 mars à la porte de Versailles, à Paris. Selon Serge Eyrolles, qui préside l’événement 1, les scolaires et les étudiants y sont venus beaucoup plus nombreux en 2007 que l’année précédente. C’est un peu contradictoire avec le discours actuel sur les jeunes et leur prétendu désintérêt pour la lecture, n’est-ce pas ? Bernard Lahire : En effet, après avoir longtemps concerné essentiellement les adultes faiblement diplômés sortis du système scolaire, les discours de déploration en matière de lecture ont commencé à porter depuis quelques décennies sur les populations encore scolarisées. De plus en plus d’enfants sortiraient de l’école élémentaire sans « savoir lire », ils « liraient » de moins en moins au cours de leur scolarité secondaire et seraient de moins en moins disposés à consacrer du temps à « la lecture » lorsqu’ils sortent du système scolaire. Vous sous-entendez que ce n’est pas le cas ? Que le « niveau » ne baisse pas forcément ? B.L. : Les choses sont bien plus compliquées que cela. Par exemple, la « lecture scolaire » a varié dans sa définition au cours de l’histoire. Aujourd’hui, il n’est plus possible d’ « apprendre bêtement à lire » (comme disent les enseignants), c’est-à-dire d’apprendre seulement à « déchiffrer ». Car il faut désormais comprendre ce qu’on lit, ce qui signifie concrètement savoir répondre, le plus souvent par écrit, à toutes sortes de questions Le journal du CNRS n°218 mars 2008 Bernard Lahire, professeur de sociologie, directeur du Groupe de recherche sur la socialisation (GRS, CNRS/Université Lyon-II/ENS-LSH) sur les textes lus. Les exigences en matière de « savoir lire » sont donc variables selon les époques et nous n’avons pas affaire à une simple baisse des compétences. Nul doute qu’à l’avenir, les nouvelles formes d’écrit sur écran produiront de nouvelles modalités du lire et de nouvelles définitions du « bien lire » ou de l’habileté à la lecture. On a dû probablement par le passé décerner des prix de lecture à des élèves que l’on considérerait aujourd’hui comme bien médiocres ! À l’instar des sociologues Christian Baudelot et Roger Establet, spécialistes de l’éducation, on pourrait alors au contraire prétendre, en citant le titre provocateur d’un de leurs ouvrages 2, que « le niveau monte » ! Mais cela n’aurait bien sûr pas plus de sens… B.L. : En fait, la question qui se pose est : comment peut-on comparer deux états d’un phénomène lorsque l’instrument de mesure du phénomène et le phénomène lui-même ont changé ? Ce constat force fondamentalement à interroger nos définitions implicites de ce que « lire » veut dire et devrait conduire à rester prudents dans nos assertions quant à la « baisse de la lecture chez les jeunes ». Ceux-ci lisent-ils aujourd’hui moins que nous ne le faisions avant ou bien lisent-ils différemment des textes différents ? Et ce qu’ils lisent 3 est-il pris en compte dans les enquêtes sur lesquelles s’appuient un certain nombre de discours de déploration de « la fin de la « On a dû probablement par le passé décerner des prix de lecture à des élèves que l’on considérerait aujourd’hui comme bien médiocres ! » civilisation du livre et de l’écrit » ? Il faudrait plus se poser ce type de questions si l’on entend porter un diagnostic sérieux sur le sujet plutôt que de déplorer une « montée de l’illettrisme ». Cette notion d’ « illettrisme » est justement très variable, n’est-ce pas ? B.L. : Absolument. Le mot « illettrisme », inventé en 1978 par ATD Quart-Monde, n’a cessé de revêtir toutes sortes de définitions (ne pas savoir lire du tout, avoir des difficultés à lire, etc.). Aujourd’hui, il est même pratiquement devenu synonyme de la notion d’ « échec scolaire » (on parle de « prévention de l’illettrisme » à l’école maternelle…). Or, selon la définition, les « illettrés » peuvent se compter par dizaines de milliers ou par dizaines de millions ! En résumé, tout ce qu’on peut dire, c’est que les discours catastrophistes sont simplistes. Des sociétés dans lesquelles les savoirs se renouvellent, et souvent se complexifient, produisent en permanence de nouvelles catégories d’ « illettrés ». Mais ce phénomène n’autorise en rien une interprétation des faits en termes de « déclin de la culture ». Propos recueillis par Charlie Poulet ➔ Pour en savoir plus L’invention de l’ « illettrisme », Rhétorique publique, éthique et stigmates, Bernard Lahire, La Découverte, 2005 1. Il est aussi président du Syndicat national de l’édition. 2. Le niveau monte, Le Seuil, Paris, 1989. 3. Des livres de la littérature dite « populaire », des contenus mis en ligne sur internet, etc. CONTACT ➔ Bernard Lahire Groupe de recherche sur la socialisation (GRS), Lyon bernard.lahire@univ-lyon2.fr |