« M usique et répétition sont termes presque synonymes. » Cette formule de Clément Rosset, dans son essai L’Esthétique de Schopenhauer, met l’accent sur l’une des caractéristiques essentielles (c’est-à-dire par essence) de la musique, art du temps. La répétition musicale semble en effet aussi inévitable que diverse. Elle irrigue, sous toutes ses formes et à tous les niveaux, le morceau : au-delà des reprises, da capo ou refrains, des « idées fixes » ou leitmotive, des réexpositions ou variations, qui forment une bonne part de l’économie formelle « apparente » de la pièce, elle intervient aussi au niveau des attractions tonales, des hauteurs de son, des durées… La liste de ses occurrences paraît en fait interminable. Le champ de la répétition oscille entre deux pôles extrêmes, ceux du fondamentalement identique et du fondamentalement différent. Ni l’un ni l’autre ne se laissent appréhender si facilement. Tout comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, l’acte même de répétition change la signification de ce qui est répété. Ou, comme le dirait Kierkegaard : « Ce qui est re-pris a été, sinon, il ne pourrait pas être re-pris ; mais, précisément, c’est le fait d’avoir été qui fait de la re-prise une chose nouvelle. » De cet état de choses, les musiciens de la Renaissance et de l’ère baroque donneront des interprétations qui en accentuent le côté potentiellement vertigineux. Comment éviter le ressassement, qui guette lorsque l’on répète inlassablement la même cellule en tronçons de quelques mesures ? Chaconne et passacaille tendent ainsi toutes deux à se construire (comme le ground anglais) sur une basse obstinée. La contrainte, de taille, revient donc à proposer à la fois du nouveau et de l’identique : un défi qui ne peut déplaire aux musiciens baroques, ayant hérité de leurs prédécesseurs renaissants un goût certain du tour de force, qui les pousse vers le canon (où ce qui est répété et ce qui répète se superposent) et les diverses formes de l’ostinato. De temps à autre, l’une de ces formes de la répétition se cristallise sur une redite supérieure encore, tel ce thème obstiné de la folía, qui traverse l’Europe et le temps, depuis ses origines vraisemblablement populaires et portugaises jusqu’à ses lointains rejets chez Liszt ou Rachmaninov, tout en inspirant Vivaldi, Corelli, Marin Marais, Couperin ou Bach père et fils… entre autres : car on en trouve aussi des traces dans le répertoire mêlé des conquistadors que fait revivre Jordi Savallavec Hespèrion XXI. Dans une certaine mesure, la période classique et romantique élargira le point de vue, abordant la notion plus volontiers sous l’angle de la variation, du rondo ou de la forme sonate. De temps à autre, des exceptions accrochent l’oreille, chez Brahms notamment, grand connaisseur de la musique de ses aînés. Le finale de la Quatrième Symphonie, comme avant lui la dernière des Variations sur un thème de Haydn, propose ainsi une passacaille monumentale, qui utilise une variante de la basse obstinée achevant la cantate de Bach Nach Dir, Herr, verlanget mich. La musique sérielle, ou plus particulièrement le sérialisme intégral des années cinquante, a voulu poser le tabou de la répétition (même si, comme le reconnaît finalement Adorno, « aucune répétition n’y est Entrez dans La Ronde Les dix brefs dialogues amoureux de la pièce de Schnitzler, mis en musique par Philippe Boesmans, sur un livret de Luc Bondy. À l’origine, la délicieuse déliquescence d’une Ronde dans laquelle les amants se lient et se délient librement, comme pour tirer de leurs trop brèves étreintes l’illusion d’une quelconque délivrance. Déliquescence belle et insensée, conférant au théâtre fin de siècle d’Arthur Schnitzler son caractère troublant et intemporel. Déliquescence si scandaleuse en son siècle qu’elle en est devenue délictuelle, ayant dû attendre deux décennies, cachée sous les manteaux, pour connaître sa première réalisation scénique en 1920 à Berlin… À l’arrivée, un opéra de Philippe Boesmans créé il y a vingt ans au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles. Délicat délitement d’une musique faite de motifs qui s’effritent avant même d’avoir été exposés, de danses aux rythmes déréglés, de fugues trop sérieuses, d’échos de bals et de valses viennoises… Mélange de confessions sentimentales et de mensonges, chaque duo d’amour n’est bientôt que caquetage faussement passionné et burlesque. Risquant le lyrisme, la musique est rattrapée par le drame, condamnée à osciller entre vains paroxysmes et situations cruellement répétitives, sous le bourdonnement moqueur d’un moustique devenu, bien malgré lui, le témoin indiscret de cette terrifiante comédie. François-Gildas Tual La Ronde (Reigen), musique de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy. Par les étudiants du département des disciplines vocales du Conservatoire de Paris, et l’Orchestre du Conservatoire de Paris, Tito Ceccherini, direction, Marguerite Borie, mise en scène. Salle d’art lyrique du Conservatoire de Paris. Les samedi 9, lundi 11 et mercredi 13 février, 19h. Voir calendrier. permise, et tout – puisque tout dérive d’une matrice unique – y est répétition »). Schönberg, lui, avait appuyé une part importante de sa réflexion sur la notion de « variation développante », qu’il relie notamment au geste brahmsien dans son célèbre article « Brahms, le progressiste », expliquant ici que « la forme dans la musique sert à réaliser l’intelligibilité au moyen de la remémorabilité » et là que « l’intelligibilité en musique semble impossible sans répétition ». Quant à Boulez – chez qui le principe de la variation affecte parfois le discours d’une œuvre à l’autre, voyez Incises et Sur incises, les Notations pour piano et orchestre, ou Répons, Dérive 1 et Dérive 2 –, il explique dans ses Leçons de musique la nécessité conjointe des règles et de leur transgression. Il évolue donc d’une idée de « temporalité musicale irréversible », affirmée en 1966, à des architectures marquées par la notion de retour, qu’il s’agisse de spirales (Répons) ou de formes plus « simples », telle celle de Dérive 1, ponctuée par la reprise de six accords qui cryptent le nom de William Glock, dédicataire de l’œuvre. Angèle Leroy En boucle : cycle de 5 concerts, du mercredi 6 février au samedi 16 février. Voir calendrier. 17 |