La BD à la BnF Chroniques : Vous avez travaillé sur l’importance du format de l’album dans l’histoire de la bande dessinée en France : est-ce une spécificité française ? Sylvain Lesage : Il y a une vraie exception française en matière de publication de bande dessinée. Elle s’explique notamment par le poids très ancien du livre dans notre économie éditoriale. Dans d’autres pays, on peut trouver de la bande dessinée en librairie, mais c’est un phénomène plus marginal et plus récent qu’en France. En Italie, par exemple, où le secteur de la bande dessinée est très dynamique, elle reste un produit de presse : elle est publiée dans les journaux ou en fascicules, et est vendue principalement dans les kiosques. Par ailleurs, la bande dessinée a en France un statut culturel fort : elle est reconnue au plus haut niveau de l’État – en témoigne l’année de la bande dessinée en 2020 – ses auteurs sont considérés comme des artistes, elle est conservée et exposée dans des institutions patrimoniales... Mes travaux visent à montrer que la charge symbolique de l’album, format qui domine depuis longtemps les circuits de production et de consommation de la bande dessinée, a largement contribué à l’instituer comme « neuvième art ». C. : Quelles ont été les conséquences de cette prédominance de l’album ? S. L. : Il faut comprendre que c’est l’album qui a constitué le canon de la bande dessinée en France – et pas les strips publiés dans France-Soir ou L’Humanité, par exemple, qui 26 I C H R O N I Q U E S D E L A BnF Nº87 CE QUE LE LIVRE FAIT À LA BANDE DESSINÉE Historien et auteur de L’Effet-livre. Métamorphoses de la bande dessinée, Sylvain Lesage était invité il y a quelques mois à présenter ses travaux dans le cadre des conférences du Centre national de la littérature pour la jeunesse*. Entretien. bénéficiaient pourtant d’un lectorat massif. La mémoire et la connaissance que nous avons aujourd’hui de la bande dessinée franco-belge reposent sur ce phénomène de canonisation, voire de sacralisation, du neuvième art par l’album – qui est une forme bourgeoise, plus chère et moins accessible que d’autres formes plus populaires. Tout un pan de la production de bande dessinée, publié dans la presse, dans des « petits formats » et chez des éditeurs travaillant des formats autres que l’album, reste encore méconnu. C. : Nous avons donc une connaissance assez étroite de l’histoire de la bande dessinée française ? S. L. : Oui, il y a des chantiers énormes à mener en la matière ! Et ces chantiers sont loin d’être simples : les historiens qui s’intéressent à la bande dessinée publiée dans la presse des XIX e et XX e siècles sont confrontés à des difficultés de plusieurs ordres. La première est liée à l’indexation : les catalogues n’indiquent pas la présence ou l’absence de bande dessinée dans les journaux et magazines, ce qui complique la recherche des sources. La seconde est une difficulté matérielle de consultation : la plupart de ces journaux ont été, pour des raisons de conservation, microfilmés, ce qui en rend la manipulation et la lecture assez laborieuses – à cet égard la numérisation des collections de la BnF offre des perspectives réjouissantes ! Ce travail d’exploration de la presse est nécessaire pour réhistoriciser les conditions de production et de réception de ce médium au fil des générations, et pour transformer nos visions dépassées de la bande dessinée. Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem Délégation à la Communication Sylvain Lesage, L’Effet-livre. Métamorphoses de la bande dessinée Presses universitaires François-Rabelais, 2019 *La BnF met à disposition l’intégralité de la conférence de Sylvain Lesage en podcast. À retrouver sur Apple Podcasts, Spotify, SoundCloud et les principales plateformes de podcasts, sous le titre La bande dessinée en albums. Dessin © Catherine Meurisse |