Documentaire L’ordre règne à Grozny Dix ans après son dernier voyage dans la petite république alors occupée par la Russie, Manon Loizeau * a filmé clandestinement une Tchétchénie inféodée à Moscou et muselée par la terreur, sous le règne sans partage du président Ramzan Kadyrov. Entretien. Le 8 mars, Manon Loizeau présente la programmation spéciale qu’ARTE consacre à la condition féminine à l’occasion de la Journée de la femme. Comment aviez-vous laissé la Tchétchénie, et qu’avez-vous retrouvé ? Manon Loizeau : En 2004, après deux guerres menées par la Russie suivies d’une occupation féroce, il était courant de comparer Grozny à la Dresde de 1945. Il y avait des checkpoints partout, des rafles quotidiennes. Cent à deux cent mille civils tchétchènes étaient morts ou portés disparus, sur une population d’un peu plus d’un million d’habitants. Des dizaines de milliers d’autres étaient réfugiés dans l’intérieur de la Tchétchénie, en Ingouchie ou au Daguestan. J’avais beau être prévenue, j’ai été médusée en découvrant «Grozny city» et ses faux airs de Dubaï : des avenues flambant neuves rebaptisées du nom des bourreaux d’hier, des centres commerciaux rutilants, d’énormes mosquées et, partout, des portraits géants du président tchétchène Ramzan Kadyrov et de Vladimir Poutine. Tout était irréel. L’autre marque des temps nouveaux, encore plus spectaculaire, omniprésente, c’était la peur, une peur bien pire que celle qui régnait pendant la guerre. La stratégie de Poutine, qui a consisté à tchétchéniser le conflit, a réussi au-delà de toute espérance. L’ordre règne à Grozny, mais ce sont des Tchétchènes qui tiennent désormais le bâton, avec les mêmes méthodes : le rapt, la torture et l’assassinat. Et en même temps que les traces physiques de la guerre, le régime veut en effacer la mémoire : toute évocation du conflit, des exactions russes, 6 N°10 – semaine du 28 février au 6 mars 2015 – ARTE Magazine corbis des destructions, et même des morts, est proscrite. La touche «nationale» ajoutée par Kadyrov, c’est l’ordre moral de l’islam, qui oblige par exemple désormais toutes les femmes à se voiler ; ou, dernièrement, à défiler massivement contre Charlie hebdo ! Comment avez-vous déjoué la surveillance de cet État policier ? La république tchétchène fait partie de la fédération de Russie, et dans la mesure où j’y suis accréditée comme journaliste, je n’ai pas besoin de visa pour m’y rendre. Mais il s’agit d’un tout petit pays, où tout se sait très vite, et avec Internet, une fois votre identité connue, vous ne pouvez pas mentir sur vos intentions. L’important était donc de ne pas être repérée. En un an, j’ai effectué huit voyages en restant à chaque fois peu de temps, et jamais plus de quelques jours en un même lieu. Nous avons rusé aussi en travaillant |