* littérature La rentrée du Diable Sous l’égide de Marion Mazauric (photo), la maison d’édition plantée au beau milieu de la campagne gardoise ne cesse de miser sur des titres audacieux. En cette rentrée littéraire, l’actualité du Diable Vauvert est d’enfer. Par Géraldine Pigault Attention ! Gros matou alangui sur canapé. Semble s’embourgeoiser paisiblement. Dit des histoires à dormir debout dans L’amour est déclaré, son dernier roman. Y paraphrase ma Mère l’Oye, dans un merveilleux débridé. Ce dernier n’est autre que Nicolas Rey, la quarantaine plus sereine que les décennies qui ont précédé. Littérairement parlant, le sens de la formule est toujours là, mais le texte a perdu de son sel. Tout avait pourtant dignement commencé, en 1998, avec le grinçant Treize Minutes, autofiction prolixe quant à comment rater sa vie. En 2000, Mémoire courte raflait le prix de Flore grâce à son odieux narrateur, appliqué à saccager ses fiançailles, en opposant instinct et installation en ménage. Les pages teintées d’humour noir et désillusions ont ainsi fait la lie de Nicolas Rey et ont, par la même occasion, décomplexé nombre de lecteurs. Le succès d’Un léger passage à vide illustre à cet égard l’affection dont bénéficie l’auteur auprès d’un public à l’empathie alors décuplée, quand il s’agit de ses malheurs. Clairement, Rey raconte mieux que personne la mauvaise foi et confère aux chutes qu’elle engendre une teinte joyeusement grotesque. Mais les choses se gâtent considérablement quand le chantre de l’autofiction tombe amoureux au point de dédicacer son dernier opus à la fille du « grand comédien » (ndlr : Luchini), qu’il ne se prive pas de paraphraser au fil des pages. La fascination pour sa bien-aimée et son célèbre papa constitue l’épicentre de ce qui flirte incontestablement avec le récit. Dans L’amour est déclaré, Rey prépare donc un film avec sa belle, prend un café avec beau-papa, distille des leçons de vie à son fils… avec grâce, bien sûr, parce que le dandy parisien met un point d’honneur à signer ses pages avec un style racé. Mais avec un ronronnement jusque-là resté inédit : sa mise en abyme rencontre ses limites, puisqu’il s’agit désormais de l’enchaînement des banalités d’un quadra mondain, dont l’enthousiasme nouveau rejoint l’ascèse des ménagères passionnées de nourriture bio et de yoga. Le cabri se meut de découverte en découverte, ébloui par les plaisirs simples d’un thé au Ritz ou d’une paire de Converse « couleur or massif ». Pourquoi pas. Si ces points de suspension, reliant chacun, étaient le principe même de la littérature ? Le choix éditorial de Marion Mazauric laisse peu de doutes : publier une mélodie du bonheur pour faire contrepoids au mastodonte de douleur signé David Foster Wallace. Publication posthume, Le Roi pâle n’est autre qu’une toile d’araignée à la fibre vénéneuse, dont la narration emprisonne dans un monde à l’ennui infini. L’auteur américain, proche de Jonathan Franzen, s’était fait une spécialité de restituer, sur papier, l’absurdité de la société américaine. Véritable éponge, il absorbait la mélancolie des petites villes, les habitudes de ses résidents, les ballets monotones de leurs allées et venues. Partout, Wallace procédait à une longue mastication du quotidien. Son cycle aurait pu ne jamais prendre fin, grandir encore, se nourrir de particules postindustrielles… s’il n’était pas devenu sa propre proie, née d’un processus littéraire en forme de piège. Pour construire l’univers de ce dernier roman, l’écrivain s’était mis à suivre des cours de compta bilité et à placer le curseur de sa narration en 1985, l’année où il a soutenu sa thèse de philosophie au Amherst College. Faut-il en déduire que Wallace poussait l’immersion jusqu’à imaginer sa vie au beau milieu du Centre régional de contrôle de Peoria, véritable entité de la structure de son roman et dans lequel arrivent les nouvelles recrues destinées au traitement des déclarations d’impôts ? L’hypothèse est probable lorsque l’on plonge dans le maillage foisonnant du Roi pâle : l’apprenti qui observe ses collègues asservis par le joug de l’entreprise et de la technologie n’est autre que Wallace. C’est lui qui tourne en dérision les vedettes du contrôle de gestion, justifiant sa présence en leur sein, par une admiration teintée d’ironie : « Je crois que depuis tout petit dans mon imagination, les hommes du fisc sont un peu comme ces autres espèces de héros de la collectivité, des héros bureaucratiques, avec un petit h […] Le genre qui paraît d’autant plus héroïque que personne ne l’applaudit ou pense même à lui, ou alors comme un ennemi. Celui qui est dans l’équipe de nettoyage du bal au lieu de jouer dans le groupe ou de venir avec la reine de la promo, si vous voyez ce que je veux dire. Le genre discret qui nettoie et fait le sale boulot. Vous voyez. » [1] Quand l’héroïsme ne consiste plus qu’à décortiquer des formulaires, l’écrivain s’adonne à une ingurgitation boulimique et s’empoisonne. Il laisse derrière lui une narration fabuleuse, empreinte d’altérité et d’anecdotes qu’il était l’un des rares à savoir capturer. Son traducteur français, Charles Recoursé, s’est peut-être arraché les cheveux au fil des 633 pages, tant le texte s’avère complexe et truffé d’expressions propres à l’auteur. Le résultat est salutaire et préserve la 22 |