n°39 - automne 2014 - 12 chantier TEMPS DE TRAVAIL 2.0 On peut définir le temps de travail comme le temps pendant lequel le travailleur est à la disposition de son employeur. 1 Le calcul du temps de travail fait l’objet depuis la révolution industrielle d’un éternel combat entre l’employeur qui cherche à diminuer son coût pour une même quantité de production et le travailleur qui souhaite en augmenter la valeur marchande. Dans l’histoire industrielle, le temps de travail a connu des phases de diminution successives, la réduction la plus emblématique fut celle de la journée de 8 heures revendiquée par les organisations syndicales dès la fin du 19 e siècle. Aujourd’hui, force est de constater que le temps de travail a tendance à augmenter en raison de l’estompement de la frontière entre le temps de travail et le temps privé. Plusieurs facteurs expliquent cette dissolution dont les conséquences sont directement observables dans nos pratiques et dans l’augmentation de certaines pathologies professionnelles. Par Sarah de Liamchine, Responsable de la Cellule d’analyses syndicales à la CGSP wallonne NAISSANCE DU TEMPS PRIVÉ A-t-on toujours eu un temps privé ? La réponse n’est pas tranchée. Avant la révolution industrielle et l’avènement du salariat, les travailleurs exerçaient bien souvent leur activité économique à domicile. Le temps de travail était dès lors mélangé au temps privé en fonction des heures, des saisons et de l’activité menée, et celui-ci prenait plus ou moins de place dans la journée de l’individu. L’imbrication des temps était alors également liée à l’imbrication des lieux, puisque l’artisan possédait la plupart du temps son atelier à domicile et souvent même dans la pièce familiale. Néanmoins, les activités agricoles ou artisanales de l’époque étaient caractérisées par un lien économique réel entre le prix du travail et le prix du produit fini. Comme l’explique Gilles Pronovost dans son ouvrage Sociologie du temps 2, il y a une distinction très nette entre le travail mesuré par la tâche comme c’était le cas dans la société traditionnelle et le travail mesuré par le temps où la valeur cruciale n’est plus la tâche mais devient la durée nécessaire à sa réalisation. Le temps libre ou temps privé apparaît comme un temps à part entière au 19 e siècle, lorsque l’industrialisation et la mécanisation des productions imposent aux travailleurs salariés de respecter des temporalités dictées par la chaîne de production. La scission peut être qualifiée de violente et ne se réalise pas sans heurts. Les employeurs peinent à faire tourner leurs usines à plein régime car les travailleurs se soumettent difficilement à ce nouveau dictat. Il faudra plus d’un siècle pour voir un changement de mentalité s’opérer réellement chez les salariés. Et plus ils se soumettaient au temps de production, plus les revendications et tentatives directes ou indirectes de récupérer du temps privé augmentaient. L A P O R O S I T É DES FRONTIÈRES Évoquer les frontières entre temps de travail et temps privé, c’est mettre le doigt sur la porosité qui les caractérise. Cette porosité n’est pas une réalité identique chez tous les travailleurs. En fonction de leur niveau de responsabilité, la porosité sera plus ou moins acceptée par ces derniers et par leurs employeurs. Les cadres sont la classe de travailleurs chez qui la pratique est la plus présente dans ses deux sens bien que, les incursions du privé dans le professionnel soient toujours plus cadrées que l’inverse. Le sexe et la structure familiale influencent aussi la gestion des porosités, certaines femmes avec enfants privilégient la porosité dans les deux sens car elles y voient une manière d’allier les obligations de ces deux sphères. Pouvoir contacter les enfants pendant les heures de travail et en contrepartie, prolonger si nécessaire leur journée le soir à la maison plutôt que sur le lieu de travail. Même si les débordements sont présents dans les deux sens, il faut noter qu’ils restent dans la plupart du temps proscrits dans la sphère professionnelle alors que directement ou non, ils sont encouragés par l’employeur et soutenus par le législateur dans la sphère privée. Face à ce dernier phénomène, les organisations syndicales se sont largement prononcées en faveur d’une législation plus réaliste faute de quoi, il faut craindre de voir cette pratique se banaliser sans que le travailleur ne bénéficie de protections vis-à-vis de son employeur. 3 L’INFLUENCE DES TIC Un facteur-clé de cet estompement de la frontière du temps privé est sans nul doute l’émergence des TIC 4 dans le monde professionnel. Sans adhérer à la thèse du déterminisme technologique, selon laquelle les TIC ont à elles seules transformé le monde du travail, il est clair qu’elles sont de puissants leviers pour des techniques managériales axées sur la flexibilité des modes de production et des travailleurs. Les TIC et plus récemment toutes les technologies mobiles qui les composent ont joué un rôle majeur dans la dématérialisation du lieu de travail. Pour beaucoup de travailleurs dont l’ordinateur est l’outil de travail principal, le lieu de travail peut aujourd’hui être mobile, à condition d’être équipé d’un ordinateur portable et d’une connexion internet. Cette capacité à travailler à distance et hors de temps habituellement réservé au travail a largement favorisé l’exercice du télétravail, formel ou non, chez de nombreux travailleurs. Encore une fois, l’arrivée des ordinateurs portables ne peut être pointée du doigt sans prendre en considération l’intensification et la densification du temps de travail qui poussent les travailleurs à multiplier les incursions du temps de travail dans le temps privé. |