[13] Accents n°214 déc 12/jan 2013
[13] Accents n°214 déc 12/jan 2013
  • Prix facial : gratuit

  • Parution : n°214 de déc 12/jan 2013

  • Périodicité : bimestriel

  • Editeur : Conseil Général des Bouches-du-Rhône

  • Format : (210 x 280) mm

  • Nombre de pages : 44

  • Taille du fichier PDF : 7 Mo

  • Dans ce numéro : agir pour Marseille.

  • Prix de vente (PDF) : gratuit

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Marseille ville violente ? Les enseignements de l’histoire DR Pour l’historienne Céline Regnard, si Marseille et les violences ont une histoire liée, c’est parce que le modèle de développement qui a caractérisé la ville au 19 e siècle repose sur l’emploi d’une abondante main d’œuvre précaire, venue d’ailleurs et se retrouvant, quand l’économie patine, doublement confrontée à la question de la violence. La nécessité, la survie d’un côté ; le besoin de sauver l’honneur de l’autre. Céline Regnard est Maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Elle a publié « Marseille la violente » aux Presses universitaires de Rennes en 2009. Elle publiera en janvier avec Stéphane Mourlane « Batailles de Marseille - Immigration, violences, conflits - 19 e -20 e siècles » aux Presses universitaires de Provence. Accents : Vous avez étudié les violences à Marseille entre 1850 et 1914. Années où se forge l’image d’une ville dangereuse, mais aussi période de développement extraordinaire… Céline Regnard : Sur cette période, la production industrielle est multipliée par douze et la population triple quasiment. La ville s’étend. Les quartiers du centre voient leur caractère populaire s’affirmer ; de nouveaux quartiers tout aussi populaires se créent vers le Nord, souvent sous la forme de quasi-bidonvilles, pour accompagner le développement du Port et des nouvelles industries. Cette phase de croissance, autour de l’industrie, du bâtiment et du Port, repose sur l’emploi d’une main d’œuvre abondante, peu qualifiée et renouvelée sans cesse par l’arrivée de migrants, venus de l’arrière-pays, des Alpes, d’Italie puis d’Espagne ou d’Algérie. C’est une croissance qui se fonde sur une grande précarité, qu’il s’agisse de revenus ou de logement. D’autant plus que lorsque la conjoncture fléchit, l’industrie marseillaise résiste en comprimant les salaires. Ce modèle perdure au 20 e siècle jusqu’aux années 60, avec des Algériens parfois contraints d’habiter des bidonvilles et très présents sur les chantiers et dans les usines. A. : Comment la violence vient-elle s’inscrire dans ce paysage ? C. R. : Il ne suffit pas d’être dans la précarité pour devenir auteur de violences. Néanmoins, lorsque l’on regarde la composition de la population marseillaise, on remarque pour les raisons que je viens d’évoquer une sur-représentation de ceux que l’on retrouve dans toutes les études sur la violence : des hommes, jeunes et pour une part venus d’ailleurs. Sur ce terreau viennent s’ajouter une pauvreté qui peut pousser à des pratiques illégales et de fortes inégalités de richesse qui font qu’il y a des gens ou des villas à dépouiller. Dernier ingrédient, un stress lié au fait que dans la pauvreté l’honneur et la dignité sont souvent les derniers biens auxquels s’accrocher. J’ai constaté que les dettes - de jeu ou de « vie quotidienne » -, révélatrices d’une incapacité à faire face, occupent une grande place parmi les mobiles de violences à partir de la crise de 1880/90. Surtout quand cette « indignité » a été évoquée en public. A. : Cet attachement à l’honneur, et finalement à la vengeance, est-il typiquement méditerranéen ? C. R. : Les historiens retrouvent, par exemple, les mêmes réflexes et le même rôle structurel de 4 ACCENTS n°214 Interview
l’honneur dans la délinquance à Londres et le même attrait pour la vendetta auprès des clans irlandais. A. : La crise économique des années 1880 se répercute t-elle sur le niveau de violences ? C.R : Les années 1880 sont véritablement des années charnières, où les Marseillais sont davantage touchés par les violences physiques. Les jugements pour violences mortelles progressent très nettement. A. : Vous dites aussi qu’à l’époque, la violence était favorisée par le fait que le peuple était armé.C. R. : Le couteau est l’outil de l’ouvrier. Il l’a tout le temps sur lui, pour travailler, pour casser la croûte ou pour se défendre. Comme de surcroît la police est peu nombreuse et les voyages peu sûrs, être armé est assez banal. Le grand changement au tout début du XX e siècle, c’est la démocratisation des armes à feu. Nombreuses, assez peu chères, ces armes arrivent sur le port, lieu de trafics, parfois diffusées par des soldats démobilisés passant par Marseille. Il devient plus facile de tuer et la nature des violences change : il y a plus d’assassinats, plus de guet-apens et de règlements de compte. A. : L’abondance des armes est un sujet très contemporain.C. R. : Depuis plus d’un siècle, la question perdure en effet. Comme celle du grand banditisme. Ma collègue Laurence Montel a montré que le crime organisé émerge à la fin du 19e. Il se distingue du menu fretin des voleurs, pickpockets et autres nervis, qui sont pour l’essentiel des marginaux. La grande criminalité est affaire de professionnels. Elle gère des réseaux (alcools, prostitution, marchandises portuaires, drogues..) et dispose de contacts dans la société établie. Ce grand banditisme s’affirme dans les années Trente. A. : Faut-il avoir le sentiment que rien ne change ? C. R. : Les traits caractéristiques de Marseille changent peu. C’est le regard que l’on porte sur eux qui évolue. Jusqu’en 1840, Marseille - comme tout le Midi - avait une image négative, violente, teintée d’irrationalité. C’était là un héritage de la période révolutionnaire. Vint ensuite une phase romantique où l’on se mit à célébrer la beauté des paysages, à dresser des portraits sympathiques de provençaux - un peu sur le modèle du ravi - et à succomber à l’exotisme colonial dont le port et la ville de Marseille étaient le reflet. La tendance se retourne à la fin du 19e. Dans l’entre deuxguerres s’affirme l’image de Marseille Chicago, avec son cortège d’amalgames autour d’un cosmopolitisme à présent décrit comme une gangrène. Alors même que les gens qui composent le Milieu sont pour la plupart Français… Aujourd’hui, cette représentation négative, alimentée par le flot de règlements de compte, est en conflit avec une vision plus ouverte, décrivant le cosmopolitisme marseillais comme vecteur d’une ouverture bénéfique sur le monde. Ce conflit de représentations révèle au fond l’ambivalence du modèle marseillais, avec ses avantages et ses inconvénients. A. : Le travail de l’historien peut-il permettre de prendre du recul sur cet amalgame trop rapide entre cosmopolitisme et violences ? C. R. : Lorsque dans le cadre de conférences j’évoque la délinquance italienne et la xénophobie anti-italiens des temps jadis, j’entends le public dire que le cosmopolitisme d’alors était, pour des raisons religieuses, différent de l’actuel et plus facile à encadrer. Pourtant, le catholicisme était largement un handicap : les ouvriers français, pour beaucoup déchristianisés, moquaient les cérémonies démonstratives des Italiens. « Christos » était d’ailleurs l’une des insultes qui leur étaient adressées. Propos recueillis par Jean-Michel Amitrano ACCENTS n°214 Interview 5



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