« Parler d’« islamisme » ne veut plus rien dire » DR En Égypte, en Tunisie, en Lybie, des partis se réclamant de l’islam politique ont été portés au pouvoir par des élections libres. Comment interpréter cette évolution des révolutions arabes ? Quelles en seront les conséquences pour notre territoire ? Le journaliste Bernard Guetta* répond à nos questions. * Bernard Guetta spécialiste de géopolitique, anime chaque matin une chronique sur France Inter. Prix Albert-Londres, ancien du Monde et du Nouvel Observateur, il vient de publier « L’An I des révolutions arabes » aux éditions Belin. Accents : À l’enthousiasme soulevé par les révolutions arabes semble succéder aujourd’hui, chez nos concitoyens, une sourde inquiétude. Le Printemps ne fut-il qu’une parenthèse vite refermée par les religieux ? Bernard Guetta : Le Printemps arabe déçoit beaucoup de gens dans la mesure où il a amené au pouvoir des islamistes. Tout ça pour ça, entend-on. Et de plus en plus souvent s’exprime l’idée que finalement les dictatures maintenues auraient été préférables à ces victoires électorales des islamistes. Mais derrière ces réflexions, ce que l’on constate c’est une méconnaissance des dynamiques en cours dans les pays arabes. Car parler d’« islamistes », c’est faire une généralisation à partir de réalités très différentes et même contradictoires. « Islamiste » cela ne veut plus rien dire car on ne peut pas mettre dans le même sac le premier ministre turc Erdogan, dont je le dis au passage le pays affiche un taux de croissance à nous faire pâlir d’envie, le parti Ennahda au pouvoir en Tunisie et al Qaïda ou les talibans. A. : Est-ce à dire que l’exercice du pouvoir transforme ces mouvements ? B. G. : Hier, ils vivaient comme des forces contestataires plongées dans la clandestinité, exposées à la répression. Aujourd’hui, leur esprit religieux les fait encore hésiter à arbitrer définitivement en faveur de la démocratie car il est pour eux difficile d’admettre que la loi du peuple puisse contredire la loi de Dieu. Mais en même temps, c’est justement la voix du peuple qui les a élus et devant laquelle ils sont désormais responsables. Au pouvoir, ils sont obligés de se confronter à la réalité et aux aspirations de la population : le chômage doit baisser, la sécurité doit être assurée, les touristes doivent revenir et la démocratie doit être maintenue. Cela les mène tout droit, me semble-t-il, à une forme de banalisation. Ce n’est pas encore fait, mais l’évolution est très avancée : il suffit de se souvenir de ce qu’étaient les Frères musulmans, à présent au pouvoir en Égypte, il y a encore deux ans. A. : Quelle forme politique peut prendre cette évolution ? B. G. : L’évolution est difficile, les divisions internes sont fortes mais dans le sillon des Frères musulmans vont éclore en Tunisie comme en Égypte des partis islamo/conservateurs ou musulmans/démocrates tout comme il y a un siècle des partis catholiques ont essaimé en Europe, se convertissant progressivement à la démocratie. Ils exercent aujourd’hui encore une forte 4 ACCENTS n°213 Interview |